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Frost on the Bedroom Walls : l’histoire des femmes dans la sphère publique

Monument « Les femmes sont des personnes! » érigé près de l’édifice de l’Est sur la Colline du Parlement, à Ottawa. (Avec l’aimable autorisation de Sean Marshall sur Flickr.)

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Date de publication : sept. 07, 2018

Photo : Monument « Les femmes sont des personnes! » érigé près de l’édifice de l’Est sur la Colline du Parlement, à Ottawa. (Avec l’aimable autorisation de Sean Marshall sur Flickr.)

Les récits et symboles historiques ont parfois le pouvoir d’unir une nation. Les témoignages du passé contribuent à façonner nos vies et donnent un sens à notre monde. Pourtant, à en juger par les récents débats qui ont fait rage sur le retrait de monuments ou les espaces publics rebaptisés, l’histoire est sans conteste une question litigieuse. Les statues qui trônent dans les parcs peuvent rappeler un épisode difficile et devenir une pomme de discorde, en lieu et place d’un souvenir fédérateur. Au Canada, ces monuments représentent principalement des figures masculines, comme sir John A. Macdonald, le gouverneur Cornwallis de Halifax et Lord Stanley de Vancouver. Les débats incessants sur les personnes qu’il revient ou non de commémorer s’inscrivent dans une discussion plus vaste quant à savoir qui prescrit le devoir de mémoire et les célébrations au Canada. De nouveaux documents d’archives font naître de nouvelles interprétations qui réorientent la question, mais de nombreux faits restent ignorés. Les schémas historiques traditionnels dirigent encore le débat et tendent à cadrer les questions de genre, de race et de classe.

L’histoire diversifiée des femmes canadiennes, à laquelle sont consacrées peu de commémorations publiques, est omise de bon nombre de ces discussions. Selon l’historienne Cecilia Morgan, seulement six pour cent des plaques ou sites publics étaient dédiés aux femmes canadiennes entre 1919 et 2008, soit pendant près d’un siècle. Érigé en 2000 sur la Colline du Parlement, le monument « Les femmes sont des personnes! » fait partie des exceptions… et s’avère le fruit d’un lobbyisme de plusieurs décennies par les organisations de défense des femmes. L’omniprésence masculine dans les récits et commémorations de la sphère publique donne à réfléchir et appelle la question suivante : pourquoi connaît-on si peu l’expérience historique des femmes canadiennes?

Les femmes, qui constituent la moitié de la population canadienne quelle que soit l’époque, sont les grandes absentes des faits publics. C’est ce qui m’a poussée à créer, en 2009, une série de conférences sur l’histoire des femmes – HerstoriesCafe (en anglais seulement) – afin d’offrir une tribune publique où l’on se penche en toute honnêteté sur les femmes du passé. Ces conférences mettent en lumière le récit de femmes qui viennent donner leur témoignage personnel ou présenter leurs travaux de recherche dans le but d’élargir le débat concernant l’influence des femmes sur l’identité canadienne. HerstoriesCafe remet en cause le cadre masculin établi qui déforme, voire omet, les accomplissements des femmes dans l’histoire. Nous étudions ce qu’on nous dit des femmes dans les musées, les sites patrimoniaux et les écoles, et nous mettons au jour des divisions et des idéaux liés au genre qui sont déterminés culturellement et renforcés par le biais des récits nationaux. HerstoriesCafe permet de regarder par l’autre bout de la lorgnette : une démarche essentielle pour comprendre le passé de manière équitable. Les conférences sont données dans des lieux publics et sont chacune consacrées à un thème donné, notamment les arts, l’éducation et l’engagement civique, en s’articulant autour des expériences féminines au cours de l’histoire et des liens avec l’actualité. Grâce à un financement récent, le site Web est en train d’être mis à jour dans l’optique de tisser un réseau avec le corps enseignant et la population étudiante et de faire entrer l’histoire des femmes dans le milieu scolaire.

En tant qu’éducatrice, j’ai conscience que l’exposé des faits collectifs n’est pas l’apanage des sites patrimoniaux ou des débats publics : il est également véhiculé dans les cours d’histoire. Encore aujourd’hui, les femmes ne sont pas considérées comme des sujets actifs de l’histoire dans de nombreux espaces pédagogiques. J’en ai cherché les raisons et retracé le travail mené par les activistes des mouvements sociaux, en particulier les féministes de la « deuxième vague » en faveur du changement. Conscients du rôle isolé et secondaire auquel étaient cantonnées les femmes dans les récits fondateurs, certains réformateurs ont collaboré avec les éditeurs pour produire un vaste éventail de documents visant à modifier le panorama historique. Malgré leurs immenses efforts, les progrès ont été mineurs. Au lieu que les femmes soient représentées en miniature dans la marge des livres d’histoire, ces derniers leur consacrent de pleines pages d’explications. Ces récits, toutefois, restent l’accessoire des faits et frises chronologiques dominants et servent d’objet à l’analyse courante du « rôle des femmes ». Par exemple, pendant la Première Guerre mondiale, outre l’étude classique du travail des femmes à l’usine, il serait intéressant d’explorer les moyens mis en œuvre par les femmes activistes, comme Julia Grace Wales et la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, pour mettre fin à la guerre. Leur intervention est un sujet qui permet aux élèves de découvrir l’engagement civique. Et nous sommes en droit de nous demander à quoi ressemblerait l’histoire canadienne si nous élargissions le cadre pour placer les femmes au premier plan de la construction de notre nation. En ma qualité de présidente de l’Association des Fêtes du patrimoine de l’Ontario, je suis fascinée tous les ans par les élèves qui s’intéressent à l’expérience historique des femmes. Dernièrement, un projet intitulé « The Bride’s Story » a rendu hommage à cinq générations de femmes canadiennes au sein de la même famille. Un autre projet, baptisé « Frost on the Bedroom Walls », a mis à l’honneur la grand-mère d’une jeune fille et son expérience dans un camp d’internement des Japonais au Canada pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce sont là des occasions d’évoquer le vécu des femmes. Les Fêtes du patrimoine, qui accueillent plus de 25 000 élèves issus de plus d’une vingtaine de conseils scolaires à travers la province, offrent une tribune importante à ce public et permettent aux jeunes de partager l’histoire qui a marqué leur famille, leur communauté et leur patrimoine culturel. Grâce à une subvention récente du gouvernement, nous avons élargi notre travail aux projets numériques, en espérant que cela multiplie les occasions de partage des récits patrimoniaux.

Fondé en 1989, le réseau d’histoire des femmes en Ontario (OWHN) offre également un espace dédié à l’expérience historique féminine. Encore aujourd’hui, sa conférence annuelle permet de faire connaître le travail des chercheurs, des enseignants et des historiens publics. Nous étudions l’histoire des femmes racontée dans les documents et les romans historiques, les journaux personnels, les procès-verbaux de réunion et les récits de voyage : femmes à la tête d’organismes de bienfaisance, d’associations communautaires et en faveur du bien-être de l’enfance, de conseils scolaires ou de syndicats, artisanes de la réforme sociale ou encore femmes jonglant entre vie familiale et responsabilités professionnelles. Dernièrement, j’ai demandé à mes étudiants d’analyser d’anciens livres de recettes. Secrets du pemmican cri, biscuits et viande séchée à la mode des premiers colons ou préparations modernes : ces recettes sont révélatrices d’une interconnexion avec la terre, d’un patrimoine culturel et des stratégies employées par les femmes dans leur vie quotidienne.

Nous, la population canadienne, devons redéfinir l’importance historique. Autrefois, les fonctions officielles ou les hauts faits militaires valaient automatiquement une reconnaissance publique. Or chaque individu forme un tout que l’on prend désormais en compte. Les récits de vie permettent d’étudier plus largement une personnalité, en mettant en avant les épreuves traversées : une méthode qui laisse le champ libre à l’exploration du vécu des femmes. Celles qui ont défendu le droit à la propriété, au travail et à un meilleur niveau d’instruction, et se sont battues sur les questions sanitaires et sociales. Certains de ces faits sont relatés par le Comité canadien de l’histoire des femmes (CCHF). L’activisme des femmes au sein des divers mouvements réformistes au Canada a contribué à forger la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui et cet engagement est toujours manifeste, comme en témoigne le mouvement Me Too.

Peut-être que les communautés patrimoniales, les historiens et les enseignants en histoire pourraient mettre en œuvre un projet commun en faveur du changement. Les mesures prises récemment pour autochtoniser les institutions (l’œuvre de la Commission de vérité et réconciliation du Canada) ont permis de modifier l’exposé public des faits. Les liens entre les institutions et les communautés patrimoniales et autochtones sortent renforcés de ce travail important. Nous devons nous renseigner davantage sur la vie des femmes autochtones.

Les grandes réformes des systèmes institutionnels sont souvent jugées « radicales ». En pédagogie, on a tendance à penser que c’est la même chose. Une refonte complète des structures existantes est considérée comme problématique; la modification progressive du programme-cadre a toujours été la méthode privilégiée. Pourtant, comme l’ont démontré les études historiques, il est indispensable d’élargir la définition des événements qui ont compté dans l’histoire du Canada.

Renouvelons les frises chronologiques, supprimons les allusions à la « question des femmes » et multiplions les partenariats entre les musées, les organisations patrimoniales, le corps enseignant et les groupes de défense des femmes. Œuvrons activement pour un renforcement des partenariats entre les sites historiques, les archives et les groupes communautaires, et lançons des projets qui rendront l’histoire des femmes plus accessible.