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Nochemowenaing : Il n’est pas nécessaire de passer par ici (Une entrevue avec Anthony Chegahno)

Anthony Chegahno

Par

Anthony Chegahno

Les paysages culturels

Date de publication :09 sept. 2016

Photo : Anthony Chegahno

La Fiducie du patrimoine ontarien et la Première Nation chippewa de Nawash sont cointendants dans le nord de la péninsule Bruce de terres faisant partie d’un paysage culturel autochtone connu sous le nom de Nochemowenaing. Ces terres écosensibles sont sacrées pour les Anishinabés. Sean Fraser, de la Fiducie, s’est récemment entretenu à Nochemowenaing avec Miptoon (Anthony Chegahno), un aîné de Nawash, au sujet de l’importance et de la signification particulières de ce lieu.


Sean Fraser : Pourquoi Nochemowenaing est‑il important pour vous, Anishinabés et gens de Nawash?

Miptoon : C’est un lieu sacro-saint pour les Anishinabés, en particulier ceux de ma collectivité, Neyaashiiningmiing (Cape Croker). Avant les premiers contacts avec les Européens, les Anishinabés utilisaient cette région pour de nombreuses cérémonies, comme endroit où amener les malades et ceux qui souffrent, ainsi que comme le lieu de leur dernier repos où ils pouvaient faire la paix avec le Créateur. Nochemowenaing est un endroit que nous respectons énormément, où nous nous réunissons pour notre voyage vers les gens des étoiles. Ce n’est pas un lieu où on peut se promener sans permission, ni qu’on peut traverser sans but. Lorsque nous venons ici, nous devons offrir du tabac et marcher respectueusement dans les traces de pas que nos ancêtres ont laissées pour nous. Vous trouverez partout dans ce paysage différentes plantes médicinales qui nous ont été données par le Créateur. Les Anishinabés ont entendu parler de cet endroit, même ceux qui habitent loin, comme au Wisconsin et au Michigan. Il est extrêmement important pour moi, les Chippewas de Nawash et tous les Anishinabés de partout au Canada.

Sean : Personnellement, comment en êtes-vous venu à connaître et à comprendre cet endroit?

Miptoon : Mon père ne prononçait jamais son nom, mais je sais qu’il le respectait énormément. Lorsque nous travaillions de l’autre côté de la baie Hope, il regardait souvent de l’autre côté de l’eau. Il s’immobilisait et était perdu dans ses réflexions. Nous lui demandions souvent ce qu’il faisait. Je sais qu’il pensait à l’importance de ce qu’il voyait de l’autre côté de la baie. C’était Nochemowenaing. Je crois que notre connaissance de ce lieu a été transmise oralement. À l’époque où nos ancêtres faisaient du commerce partout dans les Grands Lacs, cette information a été communiquée aux autres collectivités. Et c’est ainsi qu’elle est parvenue jusqu’à moi.

Sean : Pourquoi est‑ce difficile d’expliquer la valeur et la signification de Nochemowenaing?

Miptoon : Nous devons avoir l’esprit ouvert et savoir clairement quelles sont nos idées préconçues sur ce qu’est le paysage. Si la terre est considérée comme une marchandise, c’est tout ce qu’elle sera jamais. Mais, si nous considérons le paysage comme la collectivité – quelque chose qui existe pour que Neyaashiiningmiing l’apprécie et le respecte –, nous pouvons commencer à en percevoir le caractère sacré. Cet endroit ne devrait jamais être la propriété de personne, parce que c’est une collectivité et qu’il a une grande valeur communautaire.

Sean : Quel est le lien entre les Anishinabés et, en particulier, les Chippewas de Nawash, et Nochemowenaing?

Miptoon : Nos ancêtres sont ensevelis ici, et il y a des histoires qui sont enfouies profondément dans ce lieu et dans l’esprit de nombreux aînés. Il y a longtemps, un des aînés qui était à la pêche s’est arrêté ici pour trouver refuge durant une grosse tempête. Et, pendant qu’il était ici, il n’a pas fait la bonne offrande. Au cours de la nuit, il a senti une forte présence et a eu si peur qu’il a été obligé de retourner du côté de la baie Hope où se situe Nawash. Cet endroit doit toujours être traité avec le plus grand des respects.

Sean : Qu’est‑ce qui fait qu’il est difficile de préserver le paysage et la signification de Nochemowenaing?

Miptoon : La préservation, c’est quelque chose que les êtres humains doivent apprendre. Nous devrions apprendre, aussi, qu’on ne peut pas vraiment être propriétaire de la terre et que, en tant qu’Anishinabés, nous accueillons les autres à bras ouverts pour qu’ils voient ce que je vois ici maintenant. C’est quelque chose que nous conserverons et chérirons toujours parce que nos ancêtres nous ont dit d’honorer la parole qui nous est transmise. C’est ce que j’essaie de faire en vous parlant et en vous renseignant aujourd’hui. C’est important que vous compreniez le sens du sacré qui m’habite lorsque je traverse ces terres.

Sean : Pour qui protégez-vous et conservez-vous Nochemowenaing?

Miptoon : J’ai été attristé lorsque j’ai entendu dire que des archéologues avaient trouvé des fragments d’os ici, parce que nous savions que c’est un lieu sacré. Pourtant, il y a des générations, cette propriété a été vendue sans que les gens de Nawash ou de Neyaashiiningmiing soient consultés. Ça me rend triste maintenant de voir une route asphaltée et des aménagements à proximité. Nous devons apprendre à cheminer ensemble et à faire confiance à tout ce que nous faisons. Je veux que mes petits-enfants voient ce que les ancêtres nous ont laissé et soient comme eux heureux de ce qu’ils voient. Je crois que nous devons protéger cet endroit du mieux que nous pouvons. Il ne devrait plus y avoir d’aménagements ici. Je vais toujours avoir le sentiment que le Grand Esprit plane sur Nochemowenaing.

Sean : Qu’est‑ce que les lois et la tradition anishinabées vous disent de faire pour protéger Nochemowenaing?

Miptoon : La loi des Anishinabés est une des choses les plus difficiles à expliquer pour nous. De quoi parlons-nous vraiment? Parlons-nous de l’oiseau que j’entends chanter à ma droite? Les oiseaux que je vois voler au‑dessus de l’escarpement, ou les arbres qui murmurent parce que l’haleine du Créateur les traverse tout doucement? J’écoute ces choses et je m’aperçois que cet endroit a une grande signification pour nous, les Anishinabés. Elles doivent être une partie de notre cœur, de notre être même dans tout ce que nous faisons. C’est quelque chose que nous devons protéger à tout prix. Les amis et les voisins qui sont disposés à cheminer avec nous pour veiller à la préservation de ces terres réconfortent et apaisent mon âme. Cela apaisera aussi les ancêtres qui n’ont pas eu de repos pendant que rien n’était fait au cours des 40 ou 50 dernières années.

Sean : Avant l’arrivée des Européens, de quelle façon les divers peuples, et les diverses bandes et nations autochtones partageaient-ils ces terres?

Miptoon : Il n’y a pas de mot dans la langue anishinabée pour désigner la propriété des terres. Tout était partagé. Tout était en fiducie. Oui, nous avions des conflits, mais la terre n’était pas en tant que telle la propriété de gens ou de grosses compagnies. La terre était là pour que tous la parcourent avec respect, honnêteté et simplement pour remercier le Créateur de toutes les bonnes plantes, de tous les bons arbres et de tout ce qu’il nous avait donné. Nous avions beaucoup d’estime pour la terre et c’est de cette façon que je veux la léguer aux générations qui vont suivre.

Parmi les nombreux aspects importants que nous avons perdus en tant qu’êtres humains, il y a la capacité de partage. C’est quelque chose qui est enseigné quand nous apprenons à marcher. Lorsque nous sommes enfants, nos parents nous aident; ils nous donnent des choses. Une de ces choses que nos parents et les ancêtres nous ont données, c’est ce que je suis en train de regarder en ce moment : Nochemowenaing. Je regarde et je vois quelque chose qui est pour tous. Lorsqu’il est question de propriété, cela signifie une limite que je ne peux pas franchir et au‑delà de laquelle je ne peux pas profiter d’un endroit. Il y aurait un chalet ou un manoir là. Je ne veux pas voir ça. Je veux que nos enfants profitent de ce que je vois, de ce que vous voyez. Je vois des arbres. J’entends cet oiseau qui chante à droite et qui nous dit : « Je partage cela avec vous. » Je peux entendre le pic-bois à gauche qui nous dit que ça, c’est pour nous tous.

Mais lorsque nous croyons que la terre est la propriété de quelqu’un et que nous pouvons mettre une affiche « défense de passer », vous ne pouvez plus y aller. Ce faisant, nous perdons le sentiment de ne faire qu’un avec les êtres humains. Nous n’écoutons plus ce que la nature nous dit et nous oublions de vivre en tenant compte de l’immense puissance de l’unité. Lorsque nous perdons l’unité, nous perdons l’unité avec la nature et la nature devient une marchandise. Mais lorsque le paysage est communautaire, nous le laissons tel qu’il est. C’est ce que j’ai au fond du cœur. Je ne veux pas voir de bâtiments partout dans les terres. Si je voulais ça, je m’en irais à Toronto ou dans une autre grande ville. Mais c’est ce que je veux voir conservé « pune-nay », ce qui, dans notre langue, signifie « à jamais ».

L’unité vient du lever du soleil, « beedahbun », un mot qui signifie « lorsque l’aube approche, la nature s’éveille et accueille le soleil, et chante chaque jour ». On ne pouvait pas choisir de meilleur endroit que celui‑ci comme lieu de guérison, lieu de respect. Au lever du soleil, les aînés entendaient les oiseaux et toute la nature qui s’éveillait pour accueillir le jour. Nous ne faisons plus cela. Ce qui nous tire du sommeil maintenant, c’est le réveille-matin. Canadiens, écoutez ce que nous disons et réapprenez à accueillir le soleil lorsqu’il se lève le matin.

Sean : Qu’est‑ce qui, selon vous, est souvent mal compris à propos des paysages culturels autochtones?

Miptoon : Pendant les nombreuses années de silence, nous avons laissé le gouvernement parler en notre nom. Lorsque les Anishinabés ont commencé à mieux connaître leur passé, ils se sont rendu compte que bien des choses n’étaient pas toujours décrites très exactement. Nous savons maintenant qu’il est important pour nous de parler pour nous-mêmes, d’avoir des partenaires afin de contribuer à conserver ce que le Créateur nous a donné.

Sean : Qu’est‑ce que tous les Canadiens devraient savoir et de quoi devraient-ils être conscients à propos de ce paysage particulier?

Miptoon : J’espère qu’ils s’ouvriront les yeux à la réalité du sacré et mettront de côté leurs idées préconçues sur l’aménagement des terres sacrées. D’aucuns pensent que c’est un endroit fantastique pour construire des maisons et des chalets, mais ce n’est pas le cas. J’espère que nous apprendrons à respecter le lieu lorsque nous venons ici, et à permettre à la nature de nous parler et au Créateur de nous parler et de nous dire que c’est un endroit spécial, que c’est ici que sont les ancêtres. Tous les Canadiens doivent mettre de côté leurs idées préconçues et leur attitude négative à l’égard des Anishinabés. Lorsque ce sera fait, je crois que partout en Ontario et au Canada, nous pourrons en arriver à une certaine résolution et à ne faire qu’un. Si nous ne sommes pas unis avec la nature, nous ne sommes pas unis avec le genre humain. Nous aurons toujours cette séparation.

Sean : Qu’est‑ce qui vous retient de pénétrer jusqu’au cœur de ces terres?

Miptoon : Lorsque vous m’avez demandé où nous pourrions nous rencontrer pour parler de Nochemowenaing, j’ai pensé que nous allions le faire au centre-ville de Toronto. Vous avez proposé le bureau de la bande à Cape Croker, mais ça ne semblait tout simplement pas convenir. Puis le Créateur a dû vous inspirer parce que vous avez dit : « Faisons l’entrevue sur place », ce qui vraiment voulait dire beaucoup pour moi. Et que c’est bien! Parce que ce matin nous pouvons entendre tous les oiseaux chanter. Ils semblent approuver ce que nous faisons. Ils nous protègent. On entend les chants d’avertissement qui nous sont destinés. Cet oiseau à ma droite dit : « Je suis ici et je vous guette ». Ce n’est pas un endroit pour que les archéologues trouvent des artefacts ou pour des gens en visite guidée. Ça devrait toujours rester un lieu sacré protégé et respecté.

Un ancien qui est venu sur place m’a un jour dit qu’il n’avait pas besoin de descendre à Nochemowenaing. « Je n’en vois pas la nécessité. Parlez-moi de l’endroit et ce sera assez », a‑t‑il dit. Ce respect m’a honoré. J’aime vraiment les gens qui n’ont pas besoin de marcher jusqu’à la pointe et peuvent connaître le lieu à travers ce qui en est dit. De cette façon, la signification pénètre plus profondément dans votre cœur. Écoutez les ancêtres et les aînés qui vous racontent leurs histoires à propos de Nochemowenaing. Vous n’avez pas besoin de venir ici.

Vue de Nochemowenaing depuis le versant nord au sommet de l’escarpement du Niagara.

Vue de Nochemowenaing depuis le versant nord au sommet de l’escarpement du Niagara.

La plage de galets sur les rives de la baie Georgienne à Nochemowenaing.

La plage de galets sur les rives de la baie Georgienne à Nochemowenaing.