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Le culte de Doris

Doris McCarthy a rendu l’âme en 2010 (Photo : David Lee)

"Depuis 2015, la Fiducie du patrimoine ontarien administre le programme des artistes en résidence Doris McCarthy au « Paradis d’une folle » – un incubateur absolument unique et évolutif pour les créateurs de tous les horizons, les artistes visuels, les musiciens et les écrivains, qui y trouvent un cadre intime et stimulant."

Pour obtenir de plus amples renseignements sur le programme, prière de consulter heritagetrust.on.ca/pardm.

Par

Anne Kingston

Le patrimoine des femmes, Les arts et la créativité

Date de publication :20 mars 2018

Photo : Doris McCarthy a rendu l’âme en 2010 (Photo : David Lee)

Devenir centenaire, voilà bien l’ultime exploit de Doris McCarthy, peintre hors du commun qui a sacrifié l’usage d’un doigt pour l’art

Doris McCarthy a eu 100 ans la semaine dernière – un exploit que les nombreux amis de l’artiste attribuent à cette détermination inflexible qui a empreint sa vie. Au cours de ces dix décennies, elle a touché des milliers de personnes en qualité de peintre, d’enseignante et de mentor auprès de générations d’artistes. Ses plus grandes leçons de vie, elle les a transmises en offrant l’exemple de l’intrépidité, en vivant avec verve tout au long de sa vie et en montrant comment la créativité mûrit avec l’âge.

Connue pour son esprit perspicace, prompt et pragmatique, Doris McCarthy, désormais très frêle, se trouve, en fin de vie, alitée dans la maison qu’elle a elle-même construite au « Paradis d’une folle », surnom de la propriété de cinq hectares surplombant le lac Ontario, près des falaises de Scarborough. « C’est un miracle qu’elle ait atteint 100 ans, affirme l’artiste Wendy Wacko, ancienne élève et productrice du docudrame Doris McCarthy: Heart of a Painter, réalisé en 1983. Je parie qu’elle tenait bon rien que pour ça. »

Le centenaire de cette peintre paysagiste est souligné par des rétrospectives de sa carrière longue de 75 ans, notamment une intitulée Roughing it in the Bush, qui comprend 70 œuvres (dont certaines demeurées inédites de son vivant) à la galerie Doris McCarthy, au campus Scarborough de l’Université de Toronto et au Centre d’art de l’Université de Toronto. La Wynick/Tuck Gallery à Toronto, la galerie de longue date de l’artiste, s’affaire à monter l’exposition Eight Paintings/Eight Decades (Huit peintures/huit décennies), qui cristallise le vaste vocabulaire technique et le style évolutif de Doris McCarthy.

Paradis d’une folle (Photo : Toni Hafkensheid)

Originaire de Calgary, l’artiste a commencé à peindre dans son enfance alors qu’elle vivait à Toronto, dans le quartier Beaches, et séjournait en villégiature à Muskoka. Admise comme boursière à l’École des beaux-arts de l’Ontario, elle reçoit l’enseignement des peintres du Groupe des Sept, dont James E.H. MacDonald et Arthur Lismer. Ces derniers lui offrent un poste d’enseignante à la Galerie d’art de Toronto et, après l’obtention de son diplôme en 1930, un poste chez Grip – une agence de publicité où plusieurs membres du Groupe travaillent alors. On s’attendait à ce qu’elle travaille pour rien en tant que femme. Aussi, Doris décide d’enseigner l’art à la Central Technical High School, où elle comptera parmi ses élèves les futurs artistes Harold Klunder, Murray McLauchlan et Joyce Wieland – qui a confié avoir été inspirée par elle dans sa vocation d’artiste.

Cette école, comme beaucoup d’autres à l’époque, interdisait aux femmes d’enseigner après le mariage. « Doris disait qu’elle s’arrêterait volontiers, mais cela ne s’est jamais produit », évoque Lynne Wynick de la galerie Wynick/Tuck. La peintre demeure discrète à propos du grand amour de sa vie, l’époux d’une amie, bien qu’elle ait admis une fois en entrevue qu’elle s’était rapprochée de la veuve après sa mort.

Peintre prolifique, elle a exposé jusque dans les années 1970, souvent dans des galeries rattachées à de grands magasins, à des universités et à des sociétés d’art, comme l’Ontario Society of Artists, dont elle deviendra la première femme présidente en 1964. Au dire de Wendy Wacko, Doris a choisi de faire fi de la discrimination à laquelle se heurtaient les femmes artistes : « Elle était d’avis que faire de son mieux et ne pas perdre de temps à pleurnicher était l’approche à privilégier. » L’artiste n’était pas du genre à se morfondre. Lorsqu’elle a pris conscience que le projet de fonder une famille ne se réaliserait jamais, elle a décidé de vivre sans retenue ses passions – enseigner, peindre et agrandir le « Paradis d’une folle », une propriété qu’elle a achetée en 1939, puis léguée à son décès à la Fondation du patrimoine ontarien pour servir de centre d’accueil d’artistes en résidence.

En prenant sa retraite en 1972, elle s’est consacrée à la peinture à temps plein. Elle a réalisé son rêve de visiter l’Arctique, source d’inspiration pour sa célèbre série Iceberg Fantasy, sa première incursion dans la peinture de grand format. Même nonagénaire, Doris était dotée d’une énergie débordante et d’une éthique de travail irréprochable, soutient Wendy Wacko, qui l’a accompagnée lors de voyages annuels axés sur la peinture en Irlande, dans les badlands de l’Alberta et en Italie : « Nous étions debout à 6 h. Si on ne sortait pas à 8 h 30, elle était d’humeur irritable. » Lors d’un voyage en Toscane, Wendy se souvient que Doris était choquée qu’elle veuille perdre son temps à faire la tournée des boutiques pour des plats italiens peints à la main : « On a finalement eu du mauvais temps et elle s’est alors résignée en disant d’accord. »

Il arrivait souvent que le temps soit rude en hiver – il faisait si froid qu’il fallait ajouter de la glycérine à l’eau pour empêcher l’aquarelle de geler. « Doris me l’a montré, ajoute Wendy. On n’apprend pas ça à l’école des beaux-arts. »

Doris McCarthy a peint jusqu’à l’âge de 95 ans, le plus souvent perchée précairement sur un escabeau, produisant ce que beaucoup considèrent comme ses œuvres les plus remarquables à l’automne de sa vie. Elle s’est fait amputer un doigt rongé par l’arthrite, devenu incommodant. Sa technique a évolué au fur et à mesure que sa vue baissait : « L’accent était davantage sur les formes, les tonalités et les couleurs, et moins sur les détails », précise Wendy Wacko.

La peintre ne s’est jamais décrite comme une personne âgée. À la fin des années 1970, alors qu’elle cherchait une galerie pour la représenter, elle a jeté son dévolu sur Wynick/Tuck, qui mettait en vedette de jeunes artistes. « Elle ne voulait pas être avec les vieux! », commente Wendy. En 1989, à 79 ans, elle obtient un baccalauréat en études anglaises de l’Université de Toronto et publie le premier de trois mémoires, tous fort bien accueillis. Ses amis feront dès lors référence au « culte de Doris ». Lorsque son éditeur a voulu employer les mots « femme âgée » dans le titre de la troisième œuvre, Doris McCarthy s’y est opposée. « Que je sois damnée si je dois vieillir! », a-t-elle lancé au Globe and Mail. Le livre, non traduit, s’intitule donc : Ninety Years Wise.

Malgré un état de santé défaillant vers la fin de sa vie, Doris fait preuve d’un optimisme à toute épreuve, raconte Wendy : « Je suis si reconnaissante de cette prolongation sachant que je peux rester au lit et me remémorer toutes les grandes aventures que nous avons vécues. »

Doris McCarthy a été, au fil des ans, récipiendaire de plusieurs distinctions. Nommée membre de l’Ordre du Canada, elle était titulaire de cinq doctorats honorifiques. Et pourtant, à son grand dam, elle n’a pas reçu la reconnaissance qu’elle méritait par l’élite artistique, les institutions publiques et les historiens. « Le Musée des beaux-arts du Canada ne possède pas une seule de mes toiles et il le devrait pourtant », s’était-elle plainte au Globe and Mail en 1990.

Amanda Rhodenizer était l'une des artistes 2017 du Programme des artistes en résidence Doris McCarthy

Amanda Rhodenizer était l'une des artistes 2017 du Programme des artistes en résidence Doris McCarthy

Depuis cette déclaration, le Musée a acquis quatre de ses œuvres, bien qu’une seule ait été présentée dans le cadre d’une exposition d’ensemble sur l’Arctique. Le conservateur du Musée des beaux-arts du Canada, Charles Hill, réitère la critique courante que les universitaires formulent à l’égard du travail de l’artiste : il n’explore pas de nouveaux horizons, il s’agit d’une imitation, il n’y a pas de « choc de la nouveauté », pour citer le regretté critique d’art Clement Greenberg. « Je pense que c’est sensible, mais pas avant-gardiste », a affirmé Hill qui a admis n’avoir vu que des reproductions des œuvres de Doris McCarthy et ne pas être familier avec les toiles ultérieures de l’artiste. « Je ne peux certes pas me prononcer sur Doris McCarthy. Toutefois, je peux dire que ce que j’ai vu ne m’a pas intéressé. »

David Silcox, historien de l’art et président de Sotheby’s Canada, considère Doris McCarthy comme « quelqu’un qui a toujours fait partie du décor ». Il dit ne pas avoir suivi activement son travail, vraisemblablement pour cette raison : « Peut-être n’ai-je pas été incité à regarder de plus près ou avec autant de curiosité qu’il aurait fallu. » De l’avis de Silcox, elle a toujours été déphasée par rapport aux tendances du monde artistique : « J’ai toujours remarqué que le Groupe des Sept ne compte aucune femme, dit-il ironiquement. Mais, beaucoup de femmes avaient autant de talent que ses membres. » Doris McCarthy a été confrontée à ce que Silcox surnomme le « prestige masculin » bien enraciné qui nimbe la représentation du Nord dans la peinture.

Le fait qu’elle était une femme d’âge assez avancé – qui plus est une ancienne enseignante au niveau secondaire – employant un langage qui ne sortait pas des sentiers battus a amené beaucoup de gens à ne pas la prendre en considération, rappelle Wynick. La galerie a connu une crise lorsqu’elle a accueilli Doris McCarthy en 1978, à une époque où la photographie artistique et l’art de l’installation étaient en vogue. « Mais la qualité nous a conquis », déclare-t-elle.

McCarthy savait très bien que son travail était démodé. « Mes tableaux se déchiffrent si facilement que je m’en sens coupable », a-t-elle dit en plaisantant au Toronto Star en 1999. Non pas qu’elle s’en souciait outre mesure : « La plupart des artistes font l’erreur de croire qu’ils devraient faire ce que les autres artistes font plutôt que ce qu’ils font le mieux. »

« Elle a toujours été démodée, sauf aux yeux des personnes qui ont acheté ses tableaux », déclare Alan Bryce, un collectionneur de Toronto qui s’est porté acquéreur pour la première fois d’une peinture de McCarthy en 1987. Au fil des ans, l’artiste a vu le prix de ses toiles augmenter, lentement mais sûrement, à mesure qu’elle gagnait de plus en plus d’adeptes. En 2008, son huile intitulée Home (Foyer) a rapporté 57 000 $ chez Sotheby’s à Toronto, un prix record pour son travail – les prix à la galerie Wynick-Tuck s’échelonnaient de 950 $ pour une gravure sur bois à 68 000 $ pour une peinture à l’huile. Bryce affirme avoir tenté de susciter l’intérêt pour une rétrospective au Musée des beaux-arts du Canada, mais sans succès. Il ajoute : « Doris a dit un jour qu’elle demeurerait en vie pour voir une telle exposition. »

Elle a été ravie que sa galerie homonyme monte l’exposition Roughing it in the Bush (À la dure dans la brousse), rapporte la commissaire invitée Nancy Campbell, qui a mis au jour des peintures abstraites inédites, aux arêtes vives, datant des années 1960 et du début des années 1970 qu’elle a magistralement mélangées à des œuvres d’autres périodes. À son dire, cela lui a permis de considérer le travail de Doris McCarthy sous un nouvel angle : « Je veux que les gens voient qu’elle avait vraiment une place unique dans notre vocabulaire. » Campbell est d’avis que l’exposition n’aurait jamais eu lieu, n’eût été la longue vie de la peintre : « Se serait-on attardé à son œuvre si elle était morte 20 ans plus tôt? » Bien sûr que non! Même à l’âge de 100 ans, Doris McCarthy donnait encore des cours d’art. [Article publié le 20 juillet 2010 dans le magazine Maclean’s avec l’autorisation de Rogers Media Inc. Tous droits réservés.]