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Comment je suis devenu journaliste

Par

Paul Kennedy

La communication

Date de publication : 20 mars 2019

Quand on me demande comment a démarré ma carrière, je réponds qu’il s’agit d’un accident. Je n’ai jamais étudié le journalisme. J’aspirais à devenir historien. Pour tout dire, je projetais de rédiger une thèse sur le Canadien Harold Innis, un historien de l’économie qui consacra ses écrits aux commerçants de fourrures, aux pêcheurs de morue, aux bûcherons, et aux protagonistes de l’extraction d’autres ressources primaires. Il énonça ce que l’on appelle la thèse des matières premières (Staples Thesis) et, vers la fin de sa carrière, il rédigea des ouvrages tels que The Bias of Communication. Ce curieux changement de cap déconcerta et dérouta la plupart des historiens classiques, mais il attisa ma curiosité. Il avait également, semblait-il, retenu l’attention de Marshall McLuhan. Dans la préface de La Galaxie Gutenberg, celui-ci qualifie ses propres travaux de « simple postscriptum à l’œuvre de Harold Innis » [traduction].

Retour en 1976. Étudiant à l’Université de Toronto, je quittai un jour la bibliothèque Robarts (écrin du fonds documentaire Harold Innis), traversai Queen’s Park pour rejoindre le Collège St. Michael’s, et frappai à la porte du bureau de Marshall McLuhan. Celui-ci se trouvait alors au sommet de sa popularité. Je n’étais pour ma part qu’un étudiant de troisième cycle, rattaché à un département autre que le sien. J’espérais qu’il m’épaulerait en tant que conseiller doctoral externe.

J’étais aussi pétri d’angoisse.

Marshall ouvrit la porte et m’invita à entrer. Il régnait dans son bureau un désordre sympathique. Des étagères croulant sous les livres s’alignaient sur chaque mur aveugle et des livres encore ouverts s’étalaient sur la moindre surface horizontale. L’homme se trouvait, de toute évidence, en plein travail, mais il me demanda s’il pouvait m’aider. Je lui présentai le sujet de ma thèse – une biographie intellectuelle consacrée à Harold Innis. Il me questionna sur le département qui avait validé ce sujet. « Histoire, répondis-je. »

Il me demanda si [le département] serait ouvert à la contribution de conseillers externes issus d’autres disciplines et, avant même que je confirme avoir minutieusement étudié le règlement de l’université, il offrit de m’épauler.

Ce jour-là, notre conversation se poursuivit des heures durant. Nous évoquâmes Harold Innis, avec quelques détours, typiques de Marshall McLuhan, par la culture pop, la musique rock, la politique contemporaine et les commérages de l’université. À l’heure de prendre congé, j’avais accepté de préparer une bibliographie. Il avait accepté de me recevoir toutes les deux semaines, afin que nous échangions nos points de vue sur plusieurs ouvrages. Il me fallait avant tout préparer l’examen de fin d’études, prévu en fin d’année, mais je disposerais de pauses régulières pour débattre de la science des médias avec « le maître à penser ».

A propos de l'auteurPaul Kennedy

Paul Kennedy a animé pendant 20 ans l’émission nocturne de CBC Radio intitulée IDEAS. Il a pris sa retraite en juin 2019.

Marshall McLuhan devant une remise à l’Université de Toronto.

Marshall McLuhan devant une remise à l’Université de Toronto. Photo: University of Toronto Archives et Robert Lansdale Photography Ltd.

Ces séances furent infiniment plus passionnantes que les activités du Département d’histoire. Je pris part à tous les séminaires obligatoires, m’acquittai des lectures imposées et, enfin, passai l’examen de fin d’études. Il était temps de me recentrer sur ma thèse, mais avant cela, j’avais rendez-vous chez mon directeur de recherche.

Son bureau était aussi désorganisé que celui de Marshall, mais le désordre y était bien moins sympathique. Il se dirigea vers une armoire de classement, en sortit une chemise en papier bulle rouge et m’annonça : « Le comité des études supérieures a déterminé que votre sujet de thèse posait un double problème… » Il ouvrit la chemise. « Le premier est le sujet en lui-même. Il est bien trop ambitieux. »

« C’est pourtant le sujet que je souhaite aborder! lançai-je. Quel est l’autre problème? »

« Nous ne pensons pas qu’opter pour Marshall McLuhan comme conseiller externe constitue un choix judicieux. »

« Pourquoi? »

« Que pensera-t-on dans l’arrièrepays lorsque l’on apprendra que Marshall McLuhan conseille un doctorant en histoire du Canada? »

Sans me démonter, je me levai et signifiai que j’abandonnais mes études sur-le-champ, laissant derrière moi une généreuse bourse d’études.

De nouveau, je traversai Queen’s Park. Cette fois pour rejoindre l’ancien édifice du Collège Havergal, au 354, rue Jarvis, qui hébergeait à l’époque le siège national du réseau radiophonique anglais de RadioCanada. La productrice déléguée de l’émission Morningside était l’une de mes tutrices de premier cycle. Je fis irruption dans son bureau sans même frapper. Elle me demanda de mes nouvelles. Je lui appris que je venais d’abandonner mon doctorat et que j’étais à la recherche d’un emploi. Elle n’était pas en mesure de m’embaucher, mais elle m’envoya à l’étage, à la rencontre [des responsables] d’une émission appelée IDEAS.

Et nous connaissons la suite de l’histoire.

Ce jour marqua le début de ma carrière de journaliste. Avant de quitter les lieux, j’avais décroché un accord verbal pour réaliser un documentaire sur le commerce de la fourrure qui serait diffusé dans l’émission IDEAS. Un an plus tard, on m’appela spontanément pour connaître mes projets pour la suite. Passée la surprise de savoir que mon premier documentaire n’avait pas déplu, je proposai de réaliser un épisode consacré à Harold Innis. J’eus peine à croire la réponse, qui fut immédiate : pourquoi pas cinq épisodes?

C’est là que je pris la décision de consacrer toute ma carrière au journalisme. Cet instant inspira mon dévouement indéfectible envers IDEAS, devenue depuis ma seconde famille. C’est aussi à ce moment-là que Marshall McLuhan fit son retour dans l’histoire.

Je me rendis au Centre for Culture and Technology pour annoncer la bonne nouvelle à Marshall – cinq heures consacrées à Harold Innis dans l’émission IDEAS! Il me faudrait bien évidemment l’interviewer dans le cadre des cinq épisodes. Il m’adressa à son agente, Mme Molinari. Jointe le lendemain, celle-ci exigea un cachet de 10 000 dollars. Gêné, je lui confessai que le budget dont je disposais – pour l’intégralité de la série! – dépassait à peine la moitié de ce montant.

« Vous autres à Radio-Canada, vous ne manquez jamais de sousestimer Marshall. Vous ne comprenez pas combien sa contribution est importante. »

Je tentai désespérément de lui faire comprendre que je n’étais qu’un simple pigiste, disposant de très peu d’appuis à Radio-Canada. Personne n’appréciait autant que moi le travail de Marshall, mais Mme Molinari avait les cartes en main et campa sur ses positions. Je me jetai à corps perdu dans le projet, présumant que Marshall McLuhan n’en ferait jamais partie. Le travail se révéla fascinant et divertissant. Des personnes « importantes » acceptèrent de répondre à mes questions à l’annonce que ce travail serait diffusé dans l’émission IDEAS. Personne ne déclina mes interviews.

Le soir de la diffusion du premier opus, je croulais sous le travail, découpant les bandes radio et écrivant le texte du deuxième épisode, programmé pour la semaine suivante. Quelques minutes après 21 heures – heure à laquelle IDEAS rend l’antenne pour le Canada atlantique – mon téléphone se mit à sonner.

« Bonsoir, Paul… ici Marshall. Je souhaiterais prendre part à votre programme. »

« C’est ce que je souhaite aussi! J’ai vraiment besoin de vous! Mais Mme Molinari, à qui vous m’avez adressé, a exigé 10 000 dollars… »

« Oh, ne vous inquiétez pas pour elle. Elle ne comprend pas ces choses-là. Venez à la maison dimanche après-midi pour que nous discutions à nouveau de Harold Innis. »

Les auditeurs attentifs auront remarqué que Marshall McLuhan avait contribué aux cinq volets consacrés à Harold Innis à l’exception du premier, mais personne ne m’en fit la remarque. Ce détail n’attira pas non plus l’attention des spécialistes ou des théoriciens qui consacrèrent des ouvrages ou des biographies au maître à penser des médias. Peut-être est-ce de circonstance pour une personne qui se considérait comme un simple « post-scriptum ».

Marshall McLuhan me préserva d’une carrière universitaire qui se serait avérée bien moins captivante que le cheminement que j’eus le privilège de suivre. Cela ne signifie pas qu’il faudrait le montrer du doigt (ou l’encenser) pour avoir impulsé ma carrière dans les médias. Je pense qu’il ne se doutait pas qu’il y contribuait. Il était simplement cet être humain infailliblement affable et généreux, même si ses biographes ne mentionnent guère cette facette de l’homme.

Je suis reconnaissant de cette occasion qui m’est donnée pour vous adresser, avec un temps de retard, un immense merci!

Marshall McLuhan par terre dans son bureau.

Marshall McLuhan par terre dans son bureau. Photo : University of Toronto Archives et Robert Lansdale Photography Ltd.

Qui était Herbert Marshall McLuhan?

Herbert Marshall McLuhan (1911-1980) était un théoricien des médias célèbre pour avoir été le premier à prononcer les mots « the medium is the message » (le message, c’est le médium). Né à Edmonton, en Alberta, Marshall McLuhan décroche un doctorat en littérature à Cambridge en 1943. En 1946, il est embauché comme professeur d’anglais par le Collège St. Michael’s de l’Université de Toronto.

Il acquiert une certaine renommée en étudiant les effets des médias de masse sur le comportement humain et publie, en 1964, Understanding Media: The Extensions of Man (Pour comprendre les médias), qui lui vaut d’être remarqué à l’international. Les idées exprimées dans Understanding Media ont été vulgarisées dans un livret intitulé The Medium is the Massage (le titre était erroné – il aurait dû se lire The Medium is the Message) qui s’est vendu à un million d’exemplaires.

Marshall McLuhan a fondé le Centre for Culture and Technology de l’Université de Toronto, lieu de recherche et de discussion, et d’approfondissement de ses idées. Son héritage se perpétue au Centre, qui s’appelle désormais McLuhan Centre for Culture and Technology et appartient à la faculté des sciences de l’information.