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Marché Kensington : histoires cachées

Le marché Kensington est un lieu où le passé et le présent s’enchevêtrent à tous les coins de rue.

Par

Siobhan O'Flynn

Revoir le point de vue historique

Date de publication :07 sept. 2018

Photo : Le marché Kensington est un lieu où le passé et le présent s’enchevêtrent à tous les coins de rue.

Les Torontois et Torontoises vous le diront à l’unanimité : le marché Kensington fait partie des lieux touristiques incontournables de la ville. Situé en plein cœur de Toronto, dans un carré délimité par la rue College, l’avenue Spadina, la rue Dundas et la rue Bathurst, ce quartier commerçant, fourmillant de vie, porte les traces visibles des différentes vagues d’immigration connues par la ville, avec pour toile de fond les résidences emblématiques de la fin de l’époque victorienne.

Parmi les plus anciens bâtiments de la région, déjà représentée sur les plans d’arpentage et d’installation des colons de la première heure, la demeure Belle Vue de style georgien est érigée pour l’un des hommes les plus riches du Haut-Canada, le capitaine George Taylor Denison. Dès 1822, ce loyaliste britannique entraînera les cavaliers volontaires de sa compagnie dans le champ s’étendant devant chez lui. De nos jours, la synagogue Kiever se dresse à cet emplacement, mais Denison Square existe toujours et son tracé n’a pas varié d’un iota. En plein été, le parc Bellevue offre un tableau qui aurait certainement offusqué son patriarche, magistrat de son état et loyaliste britannique : c’est aujourd’hui le lieu de rendez-vous des familles et des habitants du quartier, où punks, hippies, visiteurs du marché, musiciens, chiens et artistes se côtoient autour de la statue à l’effigie d’Al Waxman, vedette de la série télévisée King of Kensington diffusée par Radio-Canada dans les années 1970. À cela vient s’ajouter le riche passé de la communauté juive qui financera la construction de la synagogue Kiever, centre de rassemblement des habitants de cette confession, bien au-delà du marché, depuis 1922. À l’angle nord-est du parc, sur l’avenue Augusta, l’emblématique Amadeu’s Restaurant fait partie des nombreux établissements qui fleurissent dans le marché suite à l’arrivée d’immigrants portugais à la fin des années 1950.

Crèmerie Trachter au 71, avenue Kensington, Toronto. Mai 1925. Ontario Jewish Archives, Blankenstein Family Heritage Centre, document 2947.

Le marché Kensington est un lieu hors du commun où le passé et le présent s’enchevêtrent à tous les coins de rue. Ici, chaque édifice a accueilli une multitude de familles et de résidents notoires, servant de points d’ancrage à toute une communauté. C’est rue Baldwin, là où se dresse aujourd’hui le Caribbean Corner, que le chef d’orchestre et compositeur Percy Faith, lauréat d’un prix Grammy, a passé la fin de son adolescence. Les commerces qui se succèdent marquent un tournant culturel et patrimonial qui enrichit chaque fois un peu plus la diversité du quartier et de la ville de Toronto. Le Case Coffee, qui vient de fermer ses portes, a été tenu pendant plus de 50 ans par une seule et même famille portugaise. Avant elle, plusieurs propriétaires issus de la communauté juive avaient officié entre ces murs depuis les années 1920. Mettant fin aux craintes de voir une grande enseigne s’installer à cet emplacement central, un nouveau café indépendant, le Jodie’s Joint, a ouvert à sa place. Comme le suggère Bruce Beaton, historien local, le marché Kensington incarne la réalité du changement. Les boutiques, les habitants et les communautés se renouvellent et, de temps en temps, le panorama urbain évolue lui aussi à travers l’architecture, le paysage de rue et les enseignes.

À l’automne 2016, j’ai dirigé un cours sur les outils numériques appliqués aux études canadiennes à l’University College, dans le cadre duquel les étudiants devaient retracer l’histoire de 32 propriétés du marché Kensington. Ce projet de recherche a donné naissance à une application mobile de réalité augmentée, baptisée Kensington Market: Hidden Histories, dans le cadre d’un partenariat avec No Campfire Required, ainsi qu’à une carte interactive en ligne créée avec l’aide du bibliothécaire en chef de la Map and Data Library à l’Université de Toronto. Lors de leurs recherches dans les registres électroniques et physiques des archives de la ville de Toronto et des Ontario Jewish Archives (OJA), les étudiants ont dû jouer les détectives pour faire le rapprochement entre les photographies anciennes et le paysage de rue actuel, de façon à géolocaliser avec certitude les clichés pour lesquels nous n’avions qu’une annotation : le nom de rue. À force d’éplucher les microfiches et les annuaires de la ville de Toronto, mais aussi les registres de l’OJA ou encore les ouvrages historiques, et grâce aux maigres indices disséminés sur la Toile, les étudiants sont parvenus à remonter la piste de personnes qui, dans leur vie personnelle ou professionnelle, ont marqué leur communauté et parfois même les quartiers en pleine expansion autour du marché, sans qu’une plaque ou un autre marqueur sur site n’y fasse référence aujourd’hui.

Nous avons arpenté le marché à maintes reprises au cours de ce projet. Dans certains cas, le numérotage des biens figurant sur les premiers plans d’assurance-incendie de Goad ne correspondait plus aux numéros de voie actuels. Nous avons donc dû dénicher des détails architecturaux permettant de déterminer où se trouvait à l’époque, par exemple, la crèmerie Trachter – une boutique tenue par Harry et Becky Trachter au-dessus de laquelle cette famille juive vivait avec ses trois enfants. Les étudiants qui prendront le relais cet automne vont entreprendre de nouvelles recherches, car nous n’avons fait qu’effleurer la surface. Comparons, par exemple, le briquetage du magasin d’un éleveur de volailles juif installé au 18, avenue Kensington, ainsi que les poutres du porche, avec une image Google Street View : ils sont en tous points identiques. On peut également reconnaître le mur en brique de l’actuel Courage My Love, qui fait saillie côté nord. Ce type de découverte s’est révélé extrêmement grisant pour les étudiants qui n’ont pas ménagé leurs efforts et se sont investis bien plus qu’on ne consacre généralement de temps à un cours classique. C’est avec une vive émotion que j’ai présenté la candidature de notre classe au Prix du lieutenant-gouverneur pour les réalisations des jeunes en matière de conservation du patrimoine ontarien, que mes étudiants ont été honorés de recevoir, en toute humilité, de la part de la Fiducie du patrimoine ontarien.

Cette marque de reconnaissance démontre clairement l’impact que le travail des étudiants peut avoir au profit de la conservation du patrimoine culturel immatériel dont le marché Kensington est empreint. Les pressions qui pèsent aujourd’hui sur ce quartier (aménagement, gentrification, hausse des loyers et des impôts fonciers, densité, mauvais état des réseaux d’eau et de ventilation, stabilité des constructions) sont des facteurs à prendre en compte en parallèle de l’histoire extraordinaire dont est porteur le paysage de rue.

Notre projet, qui se poursuivra à l’automne, fait partie des diverses initiatives visant à sensibiliser le public aux vies qui se sont succédé dans un contexte sociopolitique changeant et parfois houleux. Les nouvelles technologies numériques permettent de visualiser l’histoire, offrant ainsi un moyen passionnant et accessible de remonter le temps. Une sensation extraordinaire vous envahit lorsque vous vous postez sur l’avenue Kensington, à l’endroit même où un inconnu a photographié Becky Trachter et son frère Art Cooper, immortalisant leurs grands sourires et leur attitude pleine de fierté, par une journée ensoleillée certainement fort semblable à celle que vous êtes en train de vivre.