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Portraits d’un Canada qui s’éteint

Ludovika Berta (l’une des dernières fourreuses)

Par

Karl Kessler

Revoir le point de vue historique

Date de publication :07 sept. 2018

Photo : Ludovika Berta (l’une des dernières fourreuses)

« Plus vous en savez sur toute vie, ou toute autre chose, plus vous la respectez. »

Louis Pfeifer était l’un des derniers cordonniers de Kitchener-Waterloo. Entre 2008 et 2018, Sunshine Chen et moi-même nous sommes entretenus avec plus de 50 personnes, que nous avons également photographiées, qui faisaient partie, comme Louis, des derniers représentants d’un artisanat, d’une profession ou d’une tradition. La plupart de ces pratiques étaient autrefois courantes, enracinées dans l’histoire du XXe siècle.

« Réparer des chaussures n’est pas si simple », explique Louis. « Il faut dans un premier temps savoir les fabriquer, pour voir la marche à suivre, pour voir comment les éléments sont assemblés. »

Toutes les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus vivaient dans les villes et les villages de la région de Waterloo, mais elles constituent un microcosme. Dans l’ensemble de l’Amérique du Nord, la fabrication traditionnelle a été bouleversée par les échanges commerciaux à l’échelle mondiale et par l’automatisation, de même que le commerce de détail par l’évolution des habitudes des consommateurs et par la forte augmentation des loyers dans les rues commerçantes. Exercer la même profession, ou travailler dans la même entreprise, pendant toute sa carrière n’est plus un fait courant.

Bien sûr, chaque époque apporte des changements. On nous dit que le changement est la seule constante, cette idée est présente depuis des siècles. Le changement fait de nous des philosophes, mais une raison à cela est que nous nous adaptons.

Cet élan philosophique a généré de nombreuses observations sur le changement. En général, nous sommes ambivalents. Nous sommes nostalgiques de ce qui est perdu; nous sommes galvanisés par la nouveauté. Le temps fait également évoluer notre perspective. Dans les années 1800, Paris connaît de profondes transformations lorsque la rénovation urbaine détruit et reconstruit des pans de la ville. À l’époque, les nouveaux paysages de rue ne suscitent pas un grand enthousiasme chez nombre de Parisiens. Aujourd’hui, ils sont très appréciés.

Quel que soit le sentiment qu’ils nous inspirent, les changements culturels incitent à l’examen. Nous faisons l’éloge des méthodes et des technologies émergentes. Nous finissons par nous intéresser à celles, et aux personnes, qui deviennent dépassées, mais souvent uniquement lorsqu’elles ont presque disparu. Et remarquer quelque chose qui était courant du fait de sa disparition est une révélation. Cela peut être une expérience subtile et puissante, un raccourci vers une appréciation profonde de notre univers quotidien.

Si le changement en général peut être inévitable, les détails en revanche ne le sont jamais. Les changements spécifiques surviennent pour des raisons particulières. Cela constitue le sujet de nos histoires.

En demandant à des personnes ce qu’elles font, comment elles le font et quel est leur sentiment à ce sujet, nous avons obtenu des réponses concernant les aptitudes, les outils et les processus propres à leur activité. Nous avons appris que les anciennes méthodes se maintiennent pour toutes sortes de raisons.

Nous avons parlé avec des personnes comme Louis, qui a continué non pas parce qu’il était inflexible, mais parce que nous le sommes. Les gens veulent toujours faire réparer des chaussures. Les compétences de Louis, qui se fondent sur ses connaissances de l’« anatomie » de la chaussure, sont devenues une spécialité rare, et même recherchée à mesure que les cordonniers disparaissent.

Nous avons parlé avec des personnes comme Dan Bergeron, qui est l’un des derniers peintres d’enseignes, qui a continué notamment car il aimait ses outils et ses matériaux : ressentir l’application de la laque par son pinceau, choisir le pinceau adéquat pour une tâche donnée. Ainsi, quand le lettrage sur vinyle est devenu la norme, Dan a continué à peindre. Il a essayé le vinyle au départ, mais il explique : « Cela retirait tout le plaisir que je trouve dans mon travail. Je me contentais de rester assis et d’écouter la machine découper mes lettres. »

Nous avons parlé avec des personnes comme Ludovika Berta qui a continué en partie en raison de la relation avec les clients satisfaits, ou encore du lien avec ses racines, et de l’épanouissement qu’elle retirait de ces deux éléments. Ludovika, l’une des dernières fourreuses dans un artisanat en extinction, explique : « Mon père était dans le commerce des fourrures… J’ai commencé en Europe quand j’avais quinze ans. J’ai vu ce que mon père faisait, comment il le faisait. Je l’ai observé. » Elle explique que son père était fier d’elle, en particulier car « Les femmes sont toujours chargées des finitions… mais j’ai appris chaque année un peu plus, lentement... assemblage, couture, je découpe la fourrure, tout. »

Mais que peuvent nous apporter ces découvertes? Je pense que cela va au-delà de ce que l’on peut expliquer par des aphorismes tels que celui selon lequel nous devons savoir d’où nous venons pour savoir où nous allons, de la même façon que « le changement est la seule constante » ne parvient pas à saisir l’autre constante dans cette observation : nous observons et cherchons à connaître les histoires des autres, et cela nous permet de mieux nous connaître.

Notre projet sera publié cet automne sous la forme d’un ouvrage intitulé Overtime: Portraits of a Vanishing Canada, par The Porcupine’s Quill, éditeur artisanal ontarien souvent récompensé. [Photos avec l’aimable autorisation de Karl Kessler]

Louis Pfeifer (dont le savoir-faire de cordonnier reste demandé)

Photo: Louis Pfeifer (dont le savoir-faire de cordonnier reste demandé)

Dan Bergeron (l’un des derniers peintres d’enseignes)

Photo: Dan Bergeron (l’un des derniers peintres d’enseignes)