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Revoir le point de vue historique

La Fiducie a noué des partenariats avec les communautés autochtones afin de protéger les terres ayant une valeur sacrée et un intérêt culturel qui sont menacées  par l’aménagement. (Hunter's Point)

Par

Beth Hanna

Revoir le point de vue historique

Date de publication :07 sept. 2018

Photo : La Fiducie a noué des partenariats avec les communautés autochtones afin de protéger les terres ayant une valeur sacrée et un intérêt culturel qui sont menacées par l’aménagement. (Hunter's Point)

Ces derniers mois ont vu un important dialogue prendre forme au sein de la population canadienne (et, du reste, à l’échelle de l’Amérique du Nord) en ce qui concerne la valeur historique des statues et des monuments commémoratifs, les personnes auxquelles notre société rend hommage pour leurs contributions et la façon dont nous les mettons à l’honneur. Cela nous a amenés à porter un œil critique sur notre histoire et notre patrimoine, le débat entre professionnels s’étant élargi à la sphère publique quant à savoir qui mérite une telle reconnaissance et comment sont prises les décisions à ce sujet. Sont-elles passées au crible à mesure que nous comprenons mieux les tenants et les aboutissants de notre histoire? Il s’avère extrêmement intéressant de constater l’engagement de la population, sous toutes ses formes : dans les journaux et sur Internet, entre politiciens et étudiants, entre survivants et témoins, dans la rue, par l’expression artistique. Depuis quand un sujet en rapport avec l’histoire et le patrimoine a-t-il autant fait parler de lui? Les avis sont bien tranchés dans les deux camps, et cette conversation doit être entendue. Elle nous invite en toile de fond à déterminer quelles sont nos valeurs et qui nous voulons être.

Les lauréats 2017 du Prix du lieutenant-gouverneur pour les réalisations des jeunes en matière de conservation du patrimoine ontarien ont utilisé divers outils (travaux de recherche, récits oraux, vidéos, balados et applications) pour consigner des témoignages, préserver les pratiques culturelles de groupes marginalisés et mettre au jour les relations entre diverses communautés.

Les lauréats 2017 du Prix du lieutenant-gouverneur pour les réalisations des jeunes en matière de conservation du patrimoine ontarien ont utilisé divers outils (travaux de recherche, récits oraux, vidéos, balados et applications) pour consigner des témoignages, préserver les pratiques culturelles de groupes marginalisés et mettre au jour les relations entre diverses communautés.

Cette réflexion s’inscrit dans un discours plus vaste sur le point de vue historique adopté, sur le genre, les personnes de couleur et les groupes marginalisés sur le plan économique, et sur les autres communautés dont l’histoire est ignorée ou volontairement passée sous silence dans le discours officiel. Il s’agit de savoir ce que nous conservons et comment sont faits ces choix, de décoloniser l’histoire, de construire des passerelles en faveur de la réconciliation et de créer un sentiment d’appartenance. Au bout du compte, cette évolution n’a rien de surprenant si l’on retrace les faits qui nous ont menés jusqu’ici. À travers notre histoire publique, nous avons forgé une identité nationale qui est incarnée par des lieux historiques et des monuments tels que des forts, des institutions et des collections, définie par les communautés les plus influentes de la société et fondée sur des traditions d’Europe occidentale qui valorisent ce qui est monumental, grandiose, rare et impressionnant. L’engouement suscité par la célébration des grandes dates ayant marqué l’histoire depuis la naissance de la Confédération nous a légué un héritage de sites et de récits davantage inspirés du mode d’expression des valeurs occidentales que d’une expérience canadienne proprement dite.

Depuis plusieurs années, la Fiducie a mis en œuvre des efforts concertés pour dévoiler l’histoire de tous les peuples ontariens et retracer la vie des personnes qui, en plus de 10 000 ans, ont fondé une famille, créé des communautés, commercé et souvent combattu les unes aux côtés des autres et pour les autres. Notre travail a maintenant pour but de redéfinir les faits exposés, pour veiller à ce que le patrimoine que nous protégeons et les histoires que nous racontons dressent un portrait authentique, fidèle et respectueux de celles et ceux qui ont vécu sur ces terres et apporté leur pierre à l’édifice qu’est aujourd’hui « l’Ontario ». Pour cela, nous devons à la fois raconter les belles histoires et montrer le côté plus sombre de la cohabitation entre les peuples et de leurs interactions avec la terre. Aussi les questions suivantes méritent-elles d’être posées. De qui protégeons-nous le patrimoine? De qui racontons-nous l’histoire? Et qu’avons-nous omis?

Ces dernières années, la Fiducie a mis sur pied des programmes et des partenariats visant à instaurer un dialogue public constructif et à mener une discussion plus inclusive sur la question du patrimoine. Nous collaborons avec les communautés de toute la province dans le but de raconter leur histoire avec leurs propres voix, de célébrer la diversité des expériences, des langues, des coutumes et des points de vue parmi des peuples différents venus d’horizons divers et variés. Face à la remise en cause de nos processus d’identification et de valorisation, nous avons dû réinventer notre démarche pour respecter les strates historiques parfois dissonantes et rendre compte des agissements entre communautés et envers la terre. Nous travaillons à la conception de méthodes de protection plus intégrées capables de réunir le patrimoine tangible sous forme de lieux et d’objets et les composantes immatérielles de l’histoire, de la mémoire et de la tradition. Cette approche est retranscrite dans le mode d’élaboration des politiques de la Fiducie, dans sa façon d’écouter et d’agir et dans les marques de respect qu’elle témoigne envers autrui.

Ce changement n’est pas une simple formalité. Il impose à chacun d’analyser ses préjugés, de revoir ses hypothèses, de se demander à chaque étape s’il n’existe pas une autre facette de l’histoire, une autre voix qui doit être entendue. Il fait naître une série de questions sur les modalités de prise des décisions en matière de conservation et d’interprétation.

Pouvons-nous repenser nos démarches pour embrasser d’autres points de vue, mêler des valeurs parfois contradictoires et reconnaître le côté plus sombre de notre patrimoine? Comment élargir le cercle? Comment impliquer davantage de communautés et valoriser les points de vue, la vision du monde et les liens que chacune d’elles tisse, en cultivant ses différences, avec l’histoire et la préservation de la planète? Et quelles sont les valeurs et opinions qui prévalent?

Les nouvelles expositions du Site historique de la Case de l’oncle Tom explorent les réalités de l’esclavage au Canada et illustrent l’état d’esprit et la détermination de Josiah Henson et des résidents de l’établissement Dawn.

Dans le cadre de son travail auprès des communautés autochtones, la Fiducie a dû creuser au-delà de l’histoire bien connue des colons, que l’on raconte de longue date, pour comprendre les civilisations complexes et florissantes des Anishinaabeg, des Haudenosaunee et des Wendat qui vivent ici depuis plus de 10 000 ans. Nous avons eu l’occasion d’écouter le témoignage d’aînés et de gardiens du savoir à propos des valeurs qu’ils prêtent à la terre. Riches d’enseignements, ces discussions nous ont éclairés et ont guidé nos actions. Nous avons également pris conscience que ces récits importants ne sont pas immortalisés dans des livres ou sur des plaques, mais survivent par la transmission de génération en génération. Que se passe-t-il lorsqu’on constate que leur vision du monde est différente et tout aussi valable que celle importée par les colons ou les immigrants arrivés après eux? Que pouvons-nous faire pour raconter leur histoire riche et pertinente, pour exposer leur contribution permanente dans les domaines de la santé et de la science, du sport et de la culture, du commerce et de la politique? Qui sont les héros méconnus de ces communautés, à qui l’on ne rend pas encore hommage?

Sur le Site historique de la Case de l’oncle Tom, à Dresden, foyer de Josiah Henson, nous avons récemment réexaminé la réalité de l’esclavage au Canada afin de mieux comprendre son influence sur les faits ultérieurs. La création de l’établissement Dawn nous a servi d’exemple pour explorer les thèmes de la liberté et de la justice sociale. Nous étudions tous à maintes reprises l’histoire de Harriet Tubman, de Josiah Henson, de Mary Ann Shadd et leur contribution au chemin de fer clandestin, mais ce récit est trop souvent figé dans le temps et dans l’espace. Applaudis pour la bravoure dont ils ont fait preuve dans leur quête de liberté, ils ne sont toujours pas traités en égaux dans les annales de l’histoire. Le reste de la communauté noire demeure en grande partie anonyme, les sites dépositaires de leur mémoire et l’histoire de leurs ancêtres étant tombés dans l’oubli. Après 400 ans de présence de la communauté noire, il convient de respecter ses membres et leurs contributions et de reconnaître leur valeur intrinsèque.

Les contributions historiques et patrimoniales de pans entiers de notre société (femmes, communautés immigrantes, réfugiés, populations racialisées et membres LGBTQ2, pour ne citer que quelques exemples) ont été ignorées.

Cette revue propose une tribune importante en vue d’élargir la participation au débat sur divers thèmes, allant du sport à la médecine, en passant par le patrimoine immatériel et, plus récemment, les droits des femmes. Dans ce numéro de Questions de patrimoine, nous recueillons le témoignage de nombreuses personnes qui tentent de changer le point de vue historique sur un aspect du passé de l’Ontario, qu’il s’agisse de la voix des ancêtres qui résonne dans les réflexions sur la terre d’Anne Taylor, archiviste du Centre culturel de la Première Nation de Curve Lake; de l’histoire passée sous silence du Centre régional de la Huronie et du vécu des survivants raconté par Katherine Rossiter; du nouvel éclairage sur l’immigration chinoise offert par Lily Cho; ou de l’histoire qui a conduit à l’édification du premier monument canadien à la mémoire des victimes et survivants de l’Holocauste. Certains récits peuvent sembler familiers, mais ces regards nouveaux donnent vie à des aspects historiques qui ne ressortent pas ans l’exposé officiel des faits.

Les plaques provinciales de la Fiducie sont un support important pour la transmission historique, en collaboration avec les aînés, les gardiens du savoir, les historiens et les chefs de file des communautés de toute la province. Depuis 1956, la Fiducie a inauguré 1 283 plaques provinciales qui consacrent, dans le temps et dans l’espace, les contributions de nos héros et leurs luttes menées avec courage et ingéniosité. Nous avons travaillé aux côtés d’historiens, de géographes, de membres de la communauté francophone et de diverses nations autochtones pour étudier l’histoire de Champlain sous divers angles, ainsi qu’avec la Première Nation de Rama pour explorer l’histoire des Anishinaabeg à Lake of Bays. Nous avons commémoré le drapeau franco-ontarien, les Flying Frenchmen, le chef Francis Pegahmagabow, Hugh Burnett et la National Unity Association, l’activisme en diversité sexuelle à l’Université de Toronto, et les contributions d’Almanda Walker-Marchand et de la Fédération des femmes canadiennes-françaises. Ces plaques commencent à peine à raconter l’histoire de l’Ontario.

Cette année, nous avons entrepris un examen de nos plaques afin d’identifier le contenu obsolète, inexact ou incomplet. De fait, les plus anciennes ont été installées il y a soixante-dix ans. Nous avons conscience que les faits mis en avant sur de nombreuses plaques provinciales n’illustrent qu’une partie d’un sujet bien plus complexe. Dans le souci de nous montrer plus complets, nous ajoutons au fur et à mesure des ressources et des points de vue sur notre site Web et nous encourageons le public à prendre part à cette conversation.

Au cours des deux dernières années, la Fiducie a également passé en revue les biens dont nous sommes propriétaires ou que nous protégeons par une servitude afin de rassembler des renseignements et de cerner les lacunes. La Fiducie défend sept thèmes liés au patrimoine qui sont définis dans son texte législatif fondateur et appliqués de manière intégrée, à savoir la préservation des biens à caractère historique, architectural, archéologique, récréatif, esthétique, naturel et panoramique. Lorsqu’on regarde l’ensemble des sites concernés, on découvre la trame d’histoires intéressantes sur le patrimoine culturel et naturel de la province, mais il nous reste beaucoup de travail et des heures d’analyse détaillée seront nécessaires pour repérer les lacunes à combler.

Si nous protégeons vraiment ce que nous valorisons, nous devons revoir les cadres stratégiques et les critères employés pour déterminer les objets porteurs d’une valeur patrimoniale et offrir une représentation inclusive des nombreuses facettes du patrimoine de la province qui reflètent notre diversité et notre complexité. L’énoncé des valeurs de la Fiducie se conclut par « le potentiel du patrimoine, qui peut nous inspirer, stimuler notre créativité et nous inciter à léguer des connaissances, des récits et des histoires, ainsi qu’un milieu culturel authentique et diversifié, aux générations futures ». En tant que personnes, organismes et communautés, nous avons la faculté de choisir ce que nous transmettons à notre prochain.

Plaque provinciale commémorant l’activisme en diversité sexuelle à l’Université de Toronto

Photo: Plaque provinciale commémorant l’activisme en diversité sexuelle à l’Université de Toronto

Plaque provinciale commémorant le drapeau franco-ontarien

Photo: Plaque provinciale commémorant le drapeau franco-ontarien

Plaque provinciale commémorant l’histoire des Anishinaabeg à Lake of Bays

Photo: Plaque provinciale commémorant l’histoire des Anishinaabeg à Lake of Bays