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Subventionner la démolition

Démolition de la pension pour chevaux Palmer, Cambridge, le 27 mars 2007 (Avec l’aimable autorisation de Ken Hoyle)

Par

Sean Fraser

Les bâtiments et l'architecture, La communauté, Les outils pour la conservation

Date de publication :28 mai 2009

Photo : Démolition de la pension pour chevaux Palmer, Cambridge, le 27 mars 2007 (Avec l’aimable autorisation de Ken Hoyle)

Dans la nature, rien ne se perd. Le règne naturel obéit à une organisation cyclique dans laquelle les phases d’exploitation, de transformation et de reconversion des ressources sont inextricablement et perpétuellement liées. Le gaspillage est le propre de l’homme, et aux yeux de l’être humain, les ressources naturelles terrestres se divisent en deux groupes distincts : celles qui lui sont inutiles, et dont il se débarrasse, et celles qu’il juge utiles et désirables. Curieusement, ces ressources ont tendance à passer régulièrement d’une catégorie à l’autre, et ce va-et-vient est au cœur de l’économie moderne.

Les êtres humains ont non seulement inventé et graduellement assimilé la notion de gaspillage, mais de surcroît, ce gaspillage est devenu à nos yeux le corollaire incontournable de la croissance et du développement économiques. La pollution et les déchets sont produits à un rythme qui dépasse de loin les capacités de notre planète à les absorber, les recycler ou tout simplement s’y adapter. Nous concevons notre rapport à la planète sous un angle purement économique, qui nous permet de justifier l’extraction des ressources et la façon dont nous les exploitons. La mise en place d’un nouveau paradigme passe par l’observation de la nature; en effet, seul un modèle économique s’inspirant des cycles de la nature peut nous aider à surmonter notre propension actuelle à dilapider les ressources.

En quoi cela joue-t-il sur la préservation du patrimoine culturel? Réponse : à tous les points de vue! Le cycle naturel que nous appelons de nos vœux est enraciné dans une éthique de préservation, et ne se limite pas au seul patrimoine naturel et culturel. La préservation préside à l’édification d’une civilisation durable, c’est pourquoi nos systèmes économiques ne doivent pas exister en marge des écosystèmes naturels de la planète, mais s’y intégrer.

Il est impossible de mener une politique de préservation exhaustive et efficace en se fondant sur l’approche adoptée depuis la Révolution industrielle, et qui consiste à considérer l’environnement comme un élément extrinsèque. Privilégier certaines zones de la planète revient à en délaisser d’autres. La Terre est un système clos mais interconnecté, où rien ne peut être ajouté ou éliminé. Autrement dit, nous devons cesser de vivre au-dessus de nos moyens, traiter les ressources naturelles et la planète comme nos atouts les plus précieux et enfin, réinventer notre économie dans ce sens.

Parce que le traitement des déchets est largement subventionné, il constitue une option abordable qui influence le processus décisionnel en matière d’aménagement du territoire, de conception architecturale et de préservation patrimoniale. On ne cesse de surseoir aux conséquences et au coût réel impliqués par la gestion inefficace des ressources. Dans la plupart des cas, la démolition de bâtiments est entreprise pour des raisons perçues comme économiques et pragmatiques. C’est un procédé peu onéreux, aisé et culturellement acceptable.

L’année dernière, les rebuts provenant des chantiers ontariens de construction et de démolition représentaient à eux seuls 30 pour cent (soit 3,9 millions de tonnes) des déchets inactifs non dangereux déversés dans les décharges. Ce chiffre dépasse de 25 pour cent l’ensemble des déchets ménagers réacheminés par le biais des programmes de la boîte bleue. Or, depuis des décennies, l’Ontario fait face à une pénurie d’espaces d’enfouissement. Parallèlement, la croissance démographique se poursuit, et nous continuons à démolir les bâtiments anciens et à construire de nouveaux édifices : de fait, nous sommes en train de créer un déficit environnemental colossal.

Pour faire face aux problèmes posés par la gestion des déchets, la population ontarienne s’efforce de réduire le volume de ses ordures, de les reconvertir et de les recycler. Les programmes de la boîte bleue sont monnaie courante dans les collectivités de plus de 5 000 habitants. Toutefois, aucune initiative similaire n’a été mise en œuvre pour recycler les déchets produits par le secteur de la construction et de la démolition. Les frais de décharge oscillent autour de 50 $ par tonne. Ils sont bien inférieurs dans les régions voisines comme le Michigan, où de vastes sites d’enfouissement privés prospèrent grâce à des réglementations environnementales moins rigoureuses.

La stratégie de gestion des déchets à l’échelle régionale et celle de leur recyclage sont souvent en porte-à-faux. Ainsi, chacun sait que le contenu des boîtes bleues ontariennes est expédié en Asie afin d’y être trié, pour être ensuite réacheminé vers le Canada. Cette façon de procéder n’a aucun sens du point de vue environnemental, mais restera économiquement la seule alternative viable tant que le secteur ontarien du recyclage ne possédera pas les infrastructures nécessaires à la gestion de ses propres déchets. Il est impératif d’instaurer des réglementations et des mesures incitatives ou fiscales pour encourager le recyclage à l’échelon local. En outre, il faudra veiller à développer le marché des produits recyclables jusqu’à ce que la production des déchets ait sensiblement décru.

Penchons-nous maintenant sur le lien entre la gestion des déchets et la préservation des édifices patrimoniaux.

La maison James Cooper de Toronto, que vous voyez ici, sera préservée. Cependant, les travaux de démolition subventionnés continuent de menacer d’autres bâtiments patrimoniaux dans toute la province.

Étude de cas sur la gestion des déchets

Nous sommes en 1879, dans un quartier résidentiel huppé de N’importe-quelle-ville, en Ontario. M. Tremblay, un homme d’affaires prospère, vient de faire construire une nouvelle demeure familiale, une élégante propriété indépendante en briques, dotée de deux étages avec mansarde. La toiture du comble mansardé est recouverte d’ardoises et percée de lucarnes ornementées. Sa charpente est en pin blanc ancien. Sur les murs et les plafonds en plâtre artisanal figurent de magnifiques moulures et médaillons, fraîchement peints dans de somptueuses couleurs victoriennes. L’odeur de l’huile de lin flotte à travers les halls parquetés de bois dur, et la menuiserie intérieure est relevée de faux-finis très travaillés. La structure est presque exclusivement composée de matériaux provenant de la région, assemblés sur place par des artisans chevronnés et méticuleux. La vaste aire de plancher s’étend sur 220 mètres carrés (2 500 pieds carrés) et les plafonds dépassent trois mètres de haut (10 pieds). Les fenêtres à guillotine à deux châssis mobiles laissent largement entrer la lumière naturelle et assurent une excellente ventilation transversale.

M. Tremblay sait que sa maison est un très bel ouvrage et qu’elle fait l’envie de ses voisins. En revanche, ce qu’il ne sait pas, c’est qu’un beau jour son domicile sera considéré comme faisant partie du patrimoine culturel ontarien, et qu’il pourra même être désigné comme ayant une valeur historique au titre de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario. De plus, le poids de sa demeure dépasse les 300 tonnes et concentre un contenu énergétique avoisinant 1,75 million de méga-BTU – l’équivalent d’environ 63 500 litres de carburant.

En 2009, la demeure des Tremblay se situe en plein cœur d’une ville animée. Les jeunes arbres qui avaient été plantés après la Première Guerre mondiale sont devenus des arbres d’ombrage de belle taille. Le quartier résidentiel jadis si calme s’est transformé en une mosaïque constituée d’édifices de toute nature érigés sur terrain intercalaire, ainsi que d’anciens bâtiments reconvertis. La résidence de M. Tremblay n’attire plus les regards; elle s’est délabrée et aurait bien besoin de quelques travaux. Pourtant, on devine que la structure de base est demeurée intacte : la propriété est utilisable et possède un indéniable potentiel architectural. Derrière son apparente vétusté, cette demeure est un trésor perdu au beau milieu d’une rue jugée propice à l’intensification.

Dans le scénario que nous venons d’évoquer, quand un nouveau propriétaire souhaite tirer le meilleur parti d’un tel site, la solution la plus fréquemment adoptée consiste à raser la maison et à expédier ses décombres vers une décharge du Michigan, pour ensuite ériger à sa place un ensemble peu harmonieux, tant du point de vue de ses proportions que de son architecture. La démolition de cette maison exigerait environ 1 000 litres de diesel et 20 chargements de camion-benne, et coûterait au total moins de 20 000 $. Les frais de décharge représenteraient moins d’un tiers de ce coût. Quant au permis de démolir, il coûte seulement 120 $. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’économiquement parlant, ce scénario est parfaitement logique. Toute autre option serait une décision économique peu avisée conduisant à une mauvaise exploitation du site.

Ce scénario fait évidemment froid dans le dos. Nous subventionnons le coût d’une nouvelle construction, et portons les coûts de la démolition au débit de notre patrimoine culturel, du paysage urbain et de l’environnement. Pire encore, les nouveaux bâtiments sont loin d’être aussi solides et durables que les édifices qu’ils remplacent. Ce modèle d’estimation du coût global semble durer aussi (peu) longtemps qu’un remboursement de crédit immobilier (soit 25 à 40 ans). Notre architecture est devenue « jetable » et notre schéma de vie adopte un tracé plus linéaire que cyclique. Cette approche axée sur l’éphémère s’avère de moins en moins viable, car la priorité au gain financier immédiat et le peu d’importance accordé à la gestion des déchets font payer à la planète un prix qu’elle peut difficilement assumer.

Nous comprenons l’intérêt du recyclage et nous acceptons de recycler nos déchets ménagers – un processus qui coûte à la plupart des municipalités environ 160 $ par tonne d’ordures recyclées. Les déchets issus de la démolition ne devraient-ils pas, eux aussi, passer par une étape de recyclage? Si nous modifions les variables de coûts de démolition en ce sens, n’est-il pas probable que cela influencera le destin de la maison des Tremblay? En effet, le fait de démanteler un bâtiment au lieu de l’éventrer implique beaucoup plus de travail, d’organisation, de temps... et des frais sensiblement plus élevés. Si l’on remplace les frais de décharge par des frais de recyclage, le montant obtenu sera trois fois plus élevé. Dans cette nouvelle approche, le coût du permis de démolir serait multiplié par 50, et coûterait donc aussi cher que les permis de construire garantissant la sécurité des ouvriers. Nous exigerions également que la procédure d’évaluation environnementale ait lieu quelle que soit la surface du bâtiment (à l’heure actuelle, le seuil est fixé à 2 000 mètres carrés). Ajoutons à cela un soutien gouvernemental sous la forme d’une taxe sur la mise à la décharge des déchets, sur le modèle de la Landfill Tax britannique qui s’élève à 32 £ par tonne, et la feuille des coûts commence à prendre une toute autre allure. Dans ce nouveau scénario, il faudrait dépenser plus de 100 000 $ pour démanteler et recycler localement la demeure de la famille Tremblay. Autant dire que s’ils devaient choisir entre dépenser cette somme ou investir dans la réfection d’un bâtiment existant (édifice patrimonial ou autre), de nombreux propriétaires opteraient pour l’option la plus avantageuse fiscalement, c’est-à-dire la préservation.

Bien évidemment, l’objectif visé n’est pas le démantèlement des édifices patrimoniaux, mais leur conservation intégrale et leur reconversion in situ. Si le coût de la démolition était multiplié par cinq, la demeure des Tremblay serait-elle préservée uniquement pour des motifs financiers? De toute évidence, d’autres facteurs entrent en ligne de compte, comme l’état du bâtiment, son intégrité, son potentiel de développement, les aides allouées, l’usage auquel il est dévolu ainsi que son importance historique. Néanmoins, si l’accès aux décharges traditionnelles devenait hors de prix et si des infrastructures de recyclage régionales étaient mises en place et rendues obligatoires, un nombre bien inférieur de bâtiments habitables seraient rasés ou remplacés par des constructions plus récentes.

Pour conclure, notons que le passage à une économie écologique s’accompagne d’autres avantages. Il ouvrirait l’ère d’une conception architecturale mieux pensée, qui mettrait l’accent sur la pérennité et le respect des terres naturelles et agricoles. De surcroît, il nous ferait passer d’une économie linéaire, axée sur la dilapidation des ressources et le remplacement systématique, à une économie écologique centrée sur les services locaux à forte intensité de main-d’œuvre, sur la gestion avisée des ressources, et sur un renouveau environnemental s’inspirant des cycles de la nature.

La société TRY Recycling Inc. a été fondée à Londres en 1991. Elle compte parmi les rares infrastructures de la province dédiées au recyclage des décombres provenant des grands chantiers de construction et de démolition. Elle convertit ces matériaux en produits commerciaux divers (compost, terreau, gravier et copeaux issus à 100 % du recyclage). Plus de 98 % des matériaux amenés à leurs dépôts sont recyclés, reconvertis et redistribués. Pour en savoir plus, consultez le site www.tryrecycling.com.
L’église de la rue Érié, Ridgetown, 2004 (Avec l’aimable autorisation du professeur Malcolm Thurlby)

Photo: L’église de la rue Érié, Ridgetown, 2004 (Avec l’aimable autorisation du professeur Malcolm Thurlby)

Démolition de l’église unie de la rue Érié, Ridgetown, le 21 janvier 2009 (Avec l’aimable autorisation de Adriaan Geluk)

Photo: Démolition de l’église unie de la rue Érié, Ridgetown, le 21 janvier 2009 (Avec l’aimable autorisation de Adriaan Geluk)

L’équilibre des cycles de la nature, réserve de Greenwood appartenant à la Fiducie du patrimoine ontarien, canton de Frontenac Sud

Photo: L’équilibre des cycles de la nature, réserve de Greenwood appartenant à la Fiducie du patrimoine ontarien, canton de Frontenac Sud