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L’histoire sans zones d’ombre des Rohingyas du Canada

Des enfants rohingyas (Photo : Aaron Cohen)

Par

Armando Perla

Revoir le point de vue historique

Date de publication :07 sept. 2018

Photo : Des enfants rohingyas (Photo : Aaron Cohen)

Arrivé dans ce pays il y a 18 ans en tant que demandeur d’asile, j’exerce les fonctions de conservateur au Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP) depuis près de neuf ans. Si ce statut de réfugié au Canada ne constitue qu’un pan de mon histoire personnelle, je sais parfaitement ce que l’on ressent quand on est privé de son humanité et réduit à une étiquette. C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à faire le travail qui est le mien aujourd’hui. En qualité de conservateur au Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP), je joue un rôle d’animateur auprès des communautés afin qu’elles puissent raconter leur propre version des faits et se débarrasser des étiquettes. Je vis au carrefour de diverses formes de préjudice et j’appartiens à plusieurs communautés qui ont été marginalisées et opprimées à travers l’histoire, à l’image des diverses communautés que je côtoie dans le cadre de mes fonctions au MCDP. Je m’occupe actuellement d’une exposition sur la communauté rohingya du Canada qui ouvrira ses portes en 2019.

D’après l’Organisation des Nations Unies (ONU), plus de 900 000 Rohingyas ont fui la violence grandissante dont ils étaient victimes au Myanmar et se sont réfugiés à Cox’s Bazar, au Bangladesh. La persécution des Rohingyas, groupe ethnique majoritairement musulman, n’est pas un fait nouveau. Certains avancent qu’elle remonte à l’expulsion des habitants autochtones d’Arakan après sa conquête par les Birmans en 1785. Sous l’Empire colonial britannique, pourtant, les Rohingyas jouissent d’une existence relativement paisible en échange de leur soutien au régime. En 1942, suite à l’occupation du Myanmar par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale et au retrait des Britanniques, la violence éclate entre les communautés musulmanes et bouddhistes d’Arakan.

Préparer un pique-nique (Photo : Aaron Cohen)

Les Rohingyas sont attaqués et massacrés. Ils seront alors des milliers à fuir le Myanmar, les persécutions et l’exode se poursuivant pendant des décennies. En 1982, la nouvelle loi sur la citoyenneté prive les Rohingyas de leurs droits. Au début des années 1990, les Rohingyas continuent de fuir les persécutions religieuses toujours plus nombreuses, le travail forcé, les actes de violence, les viols et les massacres. C’est à cette époque qu’ils commencent à gagner Cox’s Bazar, où ils reçoivent l’aide du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. En 2016 et 2017, face à l’horreur et à la brutalité des attaques et des persécutions, plus de 800 000 Rohingyas sont contraints de trouver refuge dans les camps mis sur pied au Bangladesh. L’ONU dénonce le « nettoyage ethnique » qui vise les Rohingyas, tandis que d’autres demandent la reconnaissance officielle du génocide dont ces derniers sont victimes. Rien ne semble annoncer la fin de leurs souffrances dans un avenir proche.

Le Canada commence à accueillir des réfugiés rohingyas à la fin des années 1990. Si les premiers arrivants s’installent à Kitchener, la communauté rohingya est désormais présente dans tout le pays, notamment à Québec et à Surrey. C’est Kitchener qui abrite la plus vaste population rohingya à l’échelle nationale, avec quelque 35 à 40 familles. En 2017, les membres de la communauté prennent contact avec le MCDP pour demander le retrait d’Aung San Suu Kyi (ancienne lauréate du prix Nobel de la paix et citoyenne d’honneur canadienne qui a été sévèrement critiquée par la communauté internationale pour l’absence de condamnation des violentes attaques contre les Rohingyas) et la représentation accrue des Rohingyas dans les expositions du musée. Après diverses réunions en interne, le MCDP est passé à l’action en organisant une exposition dédiée au travail du photographe canadien primé Kevin Frayer. Le musée a également entamé l’élaboration de programmes autour de la crise humanitaire des Rohingyas, et décidé de tamiser la lumière éclairant l’image d’Aung San Suu Kyi dans l’une des expositions et d’en remplacer une autre par le portrait d’un défenseur des droits des Rohingyas.

Très peu de temps après m’être impliqué dans ce projet d’exposition, j’ai rencontré quelques membres de la communauté à Ottawa, puis à Vancouver. Depuis lors, nous nous réunissons régulièrement et nous avons formé un comité des conservateurs qui rassemble des représentants de tout le pays. Trois de ses membres sont installés en Ontario (deux à Kitchener et un à Ottawa). Ensemble, nous décidons de la manière dont ils souhaitent que leur histoire soit racontée.

À maintes reprises, on m’a fait savoir que la communauté veut faire connaître l’intégralité de son histoire, sans zones d’ombre. S’ils veulent mettre au jour l’horreur et la souffrance qui ont été leur lot, ils veulent aussi qu’on voie en eux des êtres humains normaux, et pas seulement des victimes. Pour que cette exposition reflète mieux ces besoins, nous avons décidé d’inclure également des photographies prises par la communauté et de faire valoir les symboles, la musique et d’autres manifestations de la culture rohingya. Pour donner plus d’écho à leurs voix, nous avons aussi entrepris un projet d’histoire qui documente oralement l’expérience de la communauté rohingya du Canada à travers le pays. Avec l’aide des membres de la communauté, nous avons mené 23 entrevues sur juillet-août, nous rendant à Surrey, Winnipeg, Québec et Kitchener. Dans chaque ville, j’ai eu le privilège de faire la connaissance de personnes remarquables, de nouer des amitiés, de goûter la délicieuse cuisine rohingya et de constater la solidarité omniprésente. À Kitchener, où 12 des entrevues se sont déroulées, j’ai rencontré une communauté florissante, qui n’oublie pas les horreurs du passé et s’efforce de bâtir un avenir plus radieux dans ce pays. J’ai rencontré une nouvelle génération de Rohingyas-Canadiens savourant leur droit à l’éducation nouvellement acquis, un droit qui avait été refusé à leurs parents et à leurs grands-parents au Myanmar. J’ai rencontré des femmes qui ont pris les choses en main et se sont entraidées pour obtenir leur permis de conduire de l’Ontario, un véritable accomplissement pour cette communauté. Et j’ai aussi eu l’honneur d’être invité à la table d’activistes passionnés qui m’ont permis d’observer aux premières loges leurs efforts de mobilisation pour améliorer leur communauté.

Au début de mon séjour à Kitchener, j’ai interrogé Mohammed, 15 ans. Ce jeune Rohingya avait joué dans une pièce de théâtre mettant en lumière la situation désespérée de son peuple. Malgré sa participation à ce projet, Mohammed m’a dit qu’il en avait assez que le mot Rohingya renvoie uniquement l’image de personnes souffrant dans les camps. Il m’a également confié qu’il rêverait qu’un jour, les internautes qui saisissent le mot « Rohingya » dans leur moteur de recherche tombent sur la représentation de personnes souriantes en train de faire la fête. Lorsque Mohammed entend le mot « Rohingya », il voit aussi le sourire des membres de sa communauté qui s’épanouit à Kitchener.

J’espère que cette nouvelle exposition parviendra à satisfaire les besoins d’une génération qui ne veut pas que son calvaire tombe dans l’oubli, mais aussi de cette nouvelle génération pleine de rêves qui a foi en l’avenir. [Photos avec l’aimable autorisation du Musée canadien pour les droits de la personne (source : Aaron Cohen)]

Filmer une entrevue (Photo : Aaron Cohen)

Photo: Filmer une entrevue (Photo : Aaron Cohen)

Musicien rohingya (Photo : Aaron Cohen)

Photo: Musicien rohingya (Photo : Aaron Cohen)

Nourriture préparée pour un pique-nique (Photo : Aaron Cohen)

Photo: Nourriture préparée pour un pique-nique (Photo : Aaron Cohen)