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Éloge du génie artisanal

Travail de saturation de la peinture à la calcimine sur une moulure en plâtre décorative datant de 1817. En haut, à gauche, reproduction de rosaces. En bas, à gauche, outils de plâtrier traditionnels et artisanaux (MacdonellWilliamson House, Chute-a-Blondeau)

Par

Romas Bubelis

L'économie du patrimoine, Les bâtiments et l'architecture, Réutilisation adaptative

Date de publication :01 oct. 2019

Photo : Travail de saturation de la peinture à la calcimine sur une moulure en plâtre décorative datant de 1817. En haut, à gauche, reproduction de rosaces. En bas, à gauche, outils de plâtrier traditionnels et artisanaux (MacdonellWilliamson House, Chute-a-Blondeau)

L’un des plus grands plaisirs qu’implique d’œuvrer à la conservation du patrimoine architectural ontarien, est la possibilité de travailler avec des matériaux de construction traditionnels : le bois des charpentes et des menuiseries, l’argile des briques, la pierre naturelle, le fer forgé et la fonte, ainsi que les différents types de verres dédiés aux fenêtres des bâtiments anciens. Ces matériaux proviennent le plus souvent de filières locales : l’argile pour les briques, les carrières de pierres et les forêts de la région pour le bois d’œuvre. Les matériaux sont ouvragés à la main et les éléments complexes de construction assemblés artisanalement. Il en va de même pour les finitions en usage au XIXe siècle ou pendant les périodes antérieures, à l’instar des renformis et de l’enduit à la chaux, de la peinture à l’huile ou au trempé, ainsi que des papiers peints et carreaux importés de régions plus éloignées.

Plus tard, au tournant du XXe siècle, les matériaux de l’ère victorienne, issus d’une production industrielle, se font plus artificiels, mais conservent l’essence de leurs équivalents gothiques ou classiques, et sont fabriqués sous forme d’« éléments de construction » produits en petite série. Ces matériaux de transition sont, par nature, « mimétiques » et reproduisent le plus souvent les caractéristiques de la pierre naturelle. La terre cuite, les pierres artificielles, le terrazzo, la scagliola et le métal embossé en sont des exemples.

Traditionnellement, la transformation de ces matériaux bruts en édifices résulte d’une combinaison de facteurs pratiques et subjectifs. Il faut tout d’abord examiner la nature du matériau, ses caractéristiques esthétiques et la manière dont il est ouvragé. Les propriétés structurales vont ainsi déterminer que la brique, la pierre et la fonte interviendront dans la composition des éléments complexes de construction exigeant une forte résistance à la compression, tandis que le bois de charpente et le fer forgé supporteront convenablement la traction. On prêtera attention à l’interface entre les matériaux et la manière dont ils sont combinés – jusqu’au choix des angles et aux détails des joints. Sans oublier l’influence du mode de construction privilégié par le bâtisseur, éclairé par les normes de construction, les principes de conception, les sensibilités esthétiques ainsi que le sens de l’harmonie. L’aspect extérieur sera quant à lui conditionné par le choix entre finitions artificielles, volontairement ornementales (peinture, impression ou glacis), et les surfaces naturelles, dépourvues d’enduit et donc soumises à l’apparition progressive d’une patine (cuivre ou pierre).

Abstraction faite des questions touchant la conception architecturale et l’adresse en matière de composition, la qualité de la construction des édifices historiques dépend directement et presque exclusivement de l’habileté de l’artisan qui a travaillé le matériau. Un constat identique s’impose aujourd’hui pour la qualité des travaux de conservation des édifices patrimoniaux. Dans les deux cas de figure, le génie artisanal fait la différence.

La durée de vie des matériaux traditionnels et des éléments complexes de construction peut être prolongée grâce aux efforts de réhabilitation menés par des gens de métiers qualifiés, possédant une connaissance des matériaux traditionnels et des techniques et traitements de conservation. Il s’agit d’une tâche à forte intensité de main-d’œuvre, qui exige d’être présent sur place et qui représente un avantage économique certain pour les artisans et les gens de métier de la région.

Mais quels bienfaits plus subtils la préservation du patrimoine architectural apporte-t-elle à la société et la collectivité?

Sir John Summerson, historien britannique de l’architecture, distingue cinq types d’édifices qui valent d’être protégés (voir « The Past in the Future », Heavenly Mansions and other Essays on Architecture, John Summerson, éd. W.W. Norton & Company, 1963). Il y a l’œuvre d’art, née d’un esprit créatif unique et brillant, ou un édifice doté des qualités propres à une école artistique ou un style architectural, et il y a les bâtisses associées aux événements ou personnages qui ont marqué l’histoire. Il s’agit là de monuments classiques, distingués par le prisme de l’art ou de l’histoire. John Summerson ajoute cependant deux catégories fondées sur le grand âge du monument : les constructions remontant à une époque éloignée ou les compositions de fragments admirables, assemblés au fil du temps, ainsi que l’édifice noyé dans la modernité, dont les vertus seules confèrent une profondeur au passage du temps.

Le concept d’« époque éloignée » [traduction] évoqué par John Summerson est susceptible de différer d’une société à l’autre. En Ontario, un édifice du XVIIIe siècle, voire du début du XIXe, renfermera encore une partie du prestige hérité d’un passé lointain. L’expression « fragments admirables » [traduction] évoque des éléments d’architecture de belle facture, sculptés par le labeur de l’homme et exécutés avec adresse dans un idéal artistique. La « profondeur au passage du temps » [traduction] évoque l’âme d’une pierre de touche – des édifices qui nous relient au passé et marquent la fuite des jours.

Les bâtisses patrimoniales sont précisément la pierre de touche d’une ère pendant laquelle la construction était un labeur manuel et l’expression du génie artisanal. Les œuvres du passé ainsi forgées tiennent en quelque sorte lieu de contrepoint et d’antidote à la production de masse uniformisée, industrialisée, qui produit un volume croissant d’objets de plus en plus accessibles à toujours plus d’individus.

Qu’avons-nous à apprendre du génie artisanal qui transparaît au travers de ces nombreux édifices patrimoniaux et de leur conservation?

Dans le langage courant, le génie artisanal évoque un produit, construit ou fabriqué, duquel émane la virtuosité du créateur, sa dextérité et son souci du détail, mais aussi la beauté et la grâce de l’exécution, ainsi que la qualité conférée par le travail manuel.

Si l’étymologie du terme « craftsmanship » [« génie artisanal » en français] est incertaine, son origine est fascinante. Le mot dérive du vieil anglais « craeft », de l’allemand « Kraft » et du norrois « kraptr », des termes qui évoquent la force, la dextérité, la qualité. L’acception du terme évolua, et, à la fin de la période du vieil anglais, recouvrait un métier, un travail artisanal ou un emploi nécessitant une dextérité particulière. Au XVIe siècle, le terme n’était plus usité. Paradoxalement, le concept de « génie artisanal » réapparaîtra curieusement au milieu des années 1950 aux États-Unis, exploité par le secteur de la publicité commerciale.

La Craftsmanship Initiative est un mouvement en ligne qui adhère à une philosophie axée sur un monde plus durable. Gaynor Strachan Chun écrit dans The Craftsmanship Initiative que « le génie artisanal, dans son acception la plus large, est un mode de vie. Il s’agit d’impliquer pleinement son âme, son corps et son cœur dans le travail. Il s’agit d’embrasser des valeurs et des principes qui permettent de créer des objets qui ne sont pas seulement fonctionnels et beaux, mais qui participent d’un mode de vie durable. Aujourd’hui, le génie artisanal est plus vital que jamais. Il s’agit d’un modèle de pensée et d’action dans lequel l’humanité est au diapason de la nature, au lieu de lui causer du tort. Il contribue à bâtir un monde fait pour durer. » [traduction]

La philosophie qui sous-tend la Craftsmanship Initiative associe la qualité des matériaux qui composent les bâtiments historiques à la vision du labeur qui a contribué à leur édification. Elle établit également un lien entre la longévité de la construction et la quête d’une harmonie avec l’environnement. Ce faisant, elle concilie « une passion pour l’histoire et la tradition, et une soif d’innovation » [traduction], et ouvre la voie vers un avenir durable.