Partager:

L’immatérialité de nos univers numériques

Pont Playter’s Bridge, 1796, aujourd’hui le pont de la rue Winchester (photo de 2013 : Summer Leigh)

"De plus en plus, nous saisissons et vivons nos expériences, parfois entièrement, dans un espace virtuel. Voilà la définition même de l’immatérialité."

Par

Katerina Cizek

Le patrimoine immatériel

Date de publication :18 sept. 2017

Photo : Pont Playter’s Bridge, 1796, aujourd’hui le pont de la rue Winchester (photo de 2013 : Summer Leigh)

À quand remonte la dernière fois où vous avez imprimé des photographies ou fait un album de photos que vous pouviez tenir entre vos mains? Il y a un petit bout de temps peut-être?

Mais vous documentez sans doute régulièrement votre vie avec des images numériques. L’utilisateur d’un iPhone moyen capte environ 150 images par mois. Pour certains, il s’agira de photos d’enfants prises par téléphone, comme celle d’un fils faisant sa grande entrée dans un pow-wow annuel. Pour d’autres, ce sera des images GIF d’une dégustation de tartelettes au beurre lors d’un festival ou encore des scènes tirées d’une installation de réalité virtuelle dans une galerie d’art. Il ne fait aucun doute que, comme partout ailleurs dans le monde, les Ontariens ont pris le virage numérique. De plus en plus, nous saisissons et vivons nos expériences, parfois entièrement, dans un espace virtuel. Voilà la définition même de l’immatérialité.

La culture numérique est résolument immatérielle, et les outils qui en sont issus aident parfaitement à documenter le patrimoine immatériel.

La simple photo de famille est une superbe métaphore de ce passage au numérique. Au lieu d’imprimer des copies papier de nos photos, nous stockons des années de souvenirs sur nos appareils et nos disques durs, ou dans le nuage, et les partageons avec nos communautés Facebook et Instagram, par exemple, ou par courriel ou d’autres médias sociaux. La plupart de ces images ne se matérialiseront jamais sur du papier ou, à l’intérieur d’un cadre, sur un mur.

Qu’arrivera-t-il à ces images – ces souvenirs – le jour où un appareil cessera de fonctionner ou lorsqu’on perdra un disque dur? Ou quand Facebook et YouTube modifieront leurs politiques? Et à qui les serveurs stockant nos photographies appartiennent-ils? Nous soucions-nous vraiment de la façon de préserver ces récits numériques, ces albums de famille, pour les générations futures? Ou même de simplement les conserver pour l’année prochaine? Ce n’est pas seulement une question personnelle. Des Ontariens et Ontariennes de tous les milieux utilisent les outils numériques pour capter, préserver et révéler au monde nos cultures immatérielles collectives, dont font partie nos spécialités culinaires, nos danses et nos traditions orales. Des groupes communautaires sur Facebook, des blogueurs et des abonnés d’Instagram et de YouTube consignent et partagent des récits qui forgent l’identité. Ainsi, des « Instagrammeurs » s’intéressant à l’agriculture documentent l’exceptionnelle production agricole de la province ainsi que la culture gastronomique ontarienne. Garnement inc. est une troupe de jeunes comédiens franco-ontariens établie à Ottawa qui traite l’actualité avec humour et s’intéresse à la culture sur une chaîne YouTube. Les liens entre la culture participative et les médias sociaux sont forts. Cet été seulement, le festival Caribana de Toronto s’est vu attribuer un nouveau nom et une nouvelle image de marque, devenant le « Peeks Toronto Caribbean Festival » du fait que son nouveau commanditaire est Peeks, une application mobile de diffusion en direct. On peut s’imaginer sans difficulté les possibilités apportées par la diffusion en direct, en kaléidoscope, d’un événement aussi spectaculaire par des citoyens. Les spécialités culinaires, les festivals et les traditions orales sont de merveilleux sujets pour les outils participatifs et numériques propices au partage.

Il n’est pas seulement question d’artefacts personnels sous forme de photos, de vidéos et de pièces musicales. Nos créations collectives, culturelles et professionnelles, sont de plus en plus numériques, et les projets eux-mêmes deviennent « immatériels ». Il arrive souvent que ces projets ne se manifestent aucunement sur le plan matériel. Je réalise des documentaires contemporains à partir du Web depuis plus de 15 ans, comme tant d’autres artistes travaillant avec des outils numériques à la fine pointe pour la conception de jeux vidéo, d’applications, de projets interactifs et immersifs, et, maintenant, d’installations en réalité virtuelle. En fait, c’est aux Ontariens que revient la production de l’un des premiers jeux vidéo à connaître un grand succès, en 1983 : Boulderdash. Partout dans la province, nous voyons la réalité augmentée et virtuelle se concrétiser dans les musées et galeries. À London, le Musée d’archéologie de l’Ontario propose une exposition en réalité virtuelle d’une longue maison iroquoise. À Ottawa, le Musée des sciences et de la technologie fait l’objet de travaux de rénovation majeurs, qui comprennent une arcade en réalité virtuelle pour présenter les archives entières. Quand l’espace physique est limité, la réalité virtuelle arrive à la rescousse pour élargir l’accès.

Ces 15 dernières années, d’immenses efforts ont été déployés pour numériser les archives ainsi que les collections culturelles de musées et de bibliothèques. Nous souhaitons, par la numérisation, à la fois préserver et conserver des oeuvres. L’objectif est aussi de rendre des oeuvres plus accessibles à davantage de personnes, souvent en ligne. D’importants projets nationaux, partout dans le monde, ont vu le jour dans cette optique. Le Canada contribue aussi à ces efforts. Au départ, la numérisation était vue comme une solution au problème que pose la consignation d’archives. Cependant, à mesure que la technologie vieillit et devient désuète, nous nous rendons compte que les objets numérisés sont parfois plus fragiles que ceux d’origine, surtout avec l’obsolescence des logiciels et du matériel informatique. Par exemple, mes premiers documentaires numériques, qui datent d’il y a moins de 15 ans, ont été conçus et présentés dans un programme connu sous le nom de « Adobe Flash », qui, à l’époque, était offert sur près de 95 p. 100 des navigateurs. C’était alors l’un des lecteurs vidéo et multimédia les plus accessibles. Aujourd’hui, le lecteur Flash est pratiquement disparu de la carte. Par ailleurs, lorsqu’elles sont bien préservées, les copies de films peuvent durer plus de 100 ans. Les oeuvres numériques connaîtront-elles un sort similaire à celui des films silencieux? (Les films silencieux étaient faits sur du film nitrate inflammable et très fragile, et on estime que 90 p. 100 d’entre eux seraient aujourd’hui perdus.) L’UNESCO ne considère les images animées comme des éléments du patrimoine mondial que depuis 1980, et il a fallu attendre 2001 pour que le « patrimoine numérique » soit reconnu. Nous perdons des pans de culture numérique plus rapidement que nous en créons. Si certains objets numériques sont censés être éphémères, comme ceux sur Snapchat, il nous faut réfléchir plus en profondeur à la façon de les transmettre aux générations futures.

Le virage numérique nous offre toutes sortes de manières nouvelles d’enrichir, de documenter et de partager notre culture, mais il pose aussi des défis sur le plan de la préservation d’artefacts immatériels. Il nous faut investir dans la planification stratégique et passer à l’action pour sauver le patrimoine numérique et immatériel, à tous les ordres de gouvernement.

Entre-temps, n’oubliez pas d’imprimer et de stocker quelque part vos photos!

Joseph Byron (1847-1923) (Photo : Museum of the City of New York. 93.1.4.14)

Photo: Joseph Byron (1847-1923) (Photo : Museum of the City of New York. 93.1.4.14)

Byron Company (New York, N.Y.) (Photo : Museum of the City of New York. 93.1.4.18)

Photo: Byron Company (New York, N.Y.) (Photo : Museum of the City of New York. 93.1.4.18)