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Une soirée au « Gardens »

Le Maple Leaf Gardens, que l’on voit ici, a été désigné lieu historique national par le gouvernement du Canada en 2007. C’est le seul stade de hockey du pays à avoir reçu ce titre.

Par

Russell Field

Le patrimoine sportif

Date de publication :13 févr. 2015

Photo : Le Maple Leaf Gardens, que l’on voit ici, a été désigné lieu historique national par le gouvernement du Canada en 2007. C’est le seul stade de hockey du pays à avoir reçu ce titre.

Avant l’ouverture du désormais emblématique Maple Leaf Gardens, l’équipe de hockey éponyme du bâtiment jouait au Arena Gardens. Également connu localement sous le nom de Mutual Street Arena, l’Arena Gardens était le plus grand stade de la Ligue nationale de hockey (LNH) jusqu’en 1923. Inaugurée en décembre 1912, la première patinoire de glace artificielle de l’Ontario avait, selon le Toronto Daily Star, « de la place pour accueillir 2 000 patineurs et 7 000 spectateurs ». Typique des stades construits à cette époque où les installations étaient conçues autant pour un usage récréatif communautaire que pour les sports de spectacle, l’Arena Gardens réservait le vendredi soir au public pour qu’il puisse venir patiner.

À l’époque, ce qu’on appelait le hockey amateur senior était une manifestation spectacle aussi populaire que le jeu professionnel émergent, voire davantage. Mais en 1930, la situation s’était inversée et l’équipe locale, désormais appelée les Maple Leafs, était dirigée par Conn Smythe, propriétaire d’une entreprise locale de gravier.

M. Smythe se rappelait qu’à l’Arena Gardens, en 1930, « une fois sur deux environ, nous nous entassions à 9 000 en comptant les personnes debout, mais pourtant cela ne nous rapportait pas encore assez d’argent pour pouvoir rémunérer les joueurs autant que ce qu’ils auraient pu gagner dans des équipes américaines plus riches » (traduction libre). C’est cet exemple d’équipes basées aux États-Unis jouant dans de nouvelles installations plus grandes, telles que le Madison Square Garden à New York ou l’immense Chicago Stadium, qui a incité Smythe à construire un nouveau stade de hockey à Toronto. En en étant le propriétaire, il pouvait non seulement en contrôler son utilisation mais également garder tous les revenus issus de la vente des billets et des concessions.

Deux décennies seulement après l’ouverture de l’Arena Gardens, les circonstances culturelles et économiques étaient nettement différentes pour le hockey professionnel à Toronto et, dans les années 1920-1930, les stades ne proposaient plus de plages de patinage réservées au public. La caractéristique essentielle de ces nouveaux palais du sport était de satisfaire avant tout les besoins des spectateurs qui souhaitaient dépenser leur revenu disponible en assistant à des événements sportifs.

Spectateurs au « Maple Leaf Gardens », dans les années 1940. Photo avec l’aimable autorisation des archives de la ville de Toronto.

L’expérience du spectateur de hockey (de tout spectateur en réalité) dans les années 1920 et 1930 ne s’est pas produite en vase clos mais dans le cadre d’un éventail croissant d’offres de consommation. Par conséquent, la construction du Maple Leaf Gardens n’est pas seulement fonction de l’évolution du hockey professionnel et de la LNH mais elle s’inscrit également dans le cadre d’un programme de construction d’autres grands sites dédiés à la consommation dans le Toronto de l’entre-deux-guerres, parmi lesquels des théâtres et cinémas pour les nouveaux films parlants, des lieux de divertissement pour le public tels que le Sunnyside Bathing Pavilion et le Maple Leaf Stadium (construit pour le baseball) ainsi que la rénovation du Musée royal de l’Ontario et la construction du grand magasin Eaton de la rue College, en 1930.

Pour être concurrentiels dans l’économie du divertissement en pleine expansion à la fin des années 1920, les entrepreneurs ont imaginé des espaces sportifs qui excluraient – ou tout du moins seraient vus comme essayant d’exclure – des éléments peu recommandables tels que les jeux d’argent et projetteraient à la place une atmosphère de respectabilité bourgeoise. À Toronto, cela signifiait implanter le nouveau stade dans le même quartier qu’un autre établissement municipal attirant le consommateur respectable de la classe moyenne, le grand magasin Eaton situé rue College, à qui appartenait le terrain sur lequel serait finalement construit le Maple Leaf Gardens.

M. Smythe a d’ailleurs choisi le même cabinet d’architectes, Ross and Macdonald, que celui qui avait conçu le grand magasin de prestige Eaton. Ses architectes ont créé le plus grand lieu de rassemblement couvert de Toronto, un lieu appuyant les efforts des Maple Leafs pour embourgeoiser le fait d’assister à un match sportif sans éliminer pour autant la possibilité d’introduire des distinctions entre les spectateurs. Les sièges, par exemple, étaient de moins en moins confortables au fur et à mesure qu’on montait en hauteur et le bâtiment était conçu pour empêcher les spectateurs de passer d’une zone de gradins à une autre.

C’est dans cet environnement que M. Smythe espérait attirer son spectateur de prédilection, le spectateur respectable de la classe moyenne, un spectateur de sexe masculin vraisemblablement mais pour qui le Maple Leaf Gardens offrirait suffisamment de confort pour qu’il envisage de venir accompagné d’une femme. Au vu de ces attentes, qui au sein de la population de Toronto forte de plus de 600 000 citoyens choisissait de passer ses soirées à assister à un match de hockey? Une analyse des archives des abonnements à partir de la moitié des années 1930 révèle que le Maple Leaf Gardens attirait en effet des hommes et des femmes de la classe moyenne.

Spectateurs au « Maple Leaf Gardens », dans les années 1940. Photo avec l’aimable autorisation des archives de la ville de Toronto.

Spectateurs au « Maple Leaf Gardens », dans les années 1940. Photo avec l’aimable autorisation des archives de la ville de Toronto.

Mais tandis que M. Smythe s’intéressait davantage à embourgeoiser la pratique consistant à assister à un match de hockey plutôt que le jeu lui-même, la présence de spectateurs issus de la classe moyenne n’impliquait pas pour autant un comportement « respectable » de leur part. L’expérience du spectateur ne peut pas être distillée en une expérience unique. En réalité, c’est plutôt un pastiche d’expériences diverses. Il ne fait pas de doute que de nombreux spectateurs prenaient du plaisir à regarder le spectacle se dérouler sur la patinoire devant eux, à la fois en raison de la vitesse du jeu et de son côté physique (souvent violent). Mais ce n’était pas uniquement le spectacle qui attirait le spectateur. La possibilité de partager cette expérience avec d’autres était également importante.

Le fait que l’abonné moyen achetait un peu plus que deux billets par match suggère en effet qu’assister à un match de hockey était une expérience sociale. Cela était valable quelle que soit sa position sociale, même s’il y avait plus de probabilité que les loges les plus chères du Maple Leaf Gardens soient occupées par des abonnés ayant acheté beaucoup de billets pour y inviter un groupe de spectateurs. Dans les zones moins onéreuses, en revanche, il était plus courant de trouver des spectateurs ayant un lien les uns avec les autres – des voisins ou des collègues de travail par exemple – qui avaient acheté individuellement des sièges adjacents. D’anciens spectateurs se souviennent combien le fait d’assister à un match de hockey était une occasion sociale : un parent emmenant son enfant à son premier match, un couple lors d’un rendez-vous amoureux ou des couples amis sortant ensemble. Il est peutêtre encore plus intéressant de noter que, si beaucoup de femmes entraient dans le stade accompagnées d’hommes, certaines y allaient aussi en compagnie d’autres femmes. Une spectatrice se souvient comment elle et ses cinq amies se rendaient à des matchs de hockey professionnel tous les samedis de 1925 à 1931. Ce groupe dévoué avait pris cette habitude avant l’ouverture du Maple Leaf Gardens, mais avec la construction du nouveau stade moderne, leurs sorties la fin de semaine avaient pris un air festif, le sextuor revêtant leurs plus beaux atours tous les samedis soir pour l’occasion. Cette femme, dont le petit-fils a raconté l’histoire, se souvenait du « défilé de mode dans les gradins » où elle et ses amies étaient assises sur les sièges gris du Maple Leaf Gardens, les places les moins chères car les plus éloignées de la glace.

Si assister à un match de hockey d’élite était originellement un passe-temps masculin dans les nouveaux complexes sportifs de l’entre-deux-guerres, les femmes elles aussi assistaient de plus en plus aux matchs, elles s’amusaient et elles dépensaient leur revenu disponible dans l’installation sportive la plus célèbre du Canada.