Partager:

Une recette pour les débuts de l’identité culinaire canadienne

Pages du livre The Cook Not Mad; Or Rational Cookery.

"Depuis longtemps, les recettes servent à la transmission de ces connaissances; certaines des plus anciennes recettes découvertes remontent à 1700 av. J.-C."

Par

Lydia Treidlinger

L'alimentation

Date de publication :15 août 2023

Photo : Pages du livre The Cook Not Mad; Or Rational Cookery.

La nourriture, la cuisine et l’alimentation en tant qu’expériences universelles ont toujours constitué une part importante de notre identité. Les connaissances, les traditions et les techniques alimentaires nécessaires à la survie ont été enseignées, apprises, modifiées et transmises entre les membres de la famille, les amis et les étrangers depuis des générations, formant les profils de saveurs distincts et définissant les cuisines qui nous sont familières aujourd’hui.

Depuis longtemps, les recettes servent à la transmission de ces connaissances; certaines des plus anciennes recettes découvertes remontent à 1700 av. J.-C. Elles offrent un regard unique sur une époque et un lieu en particulier. Elles témoignent de la place qu’occupaient nos prédécesseurs dans le passé et de leurs interactions avec leur environnement ainsi que leur usage de cet environnement.

Mais les recettes ne sont pas stagnantes. Elles sont flexibles et adaptables et peuvent être modifiées et remplacées pour convenir à de nouveaux environnements, climats et ingrédients. Certaines de nos recettes préférées, que nous apprécions aujourd’hui, sont en fait d’anciennes recettes. Elles sont le fruit de connaissances et de traditions millénaires.

Le livre The Cook Not Mad; Or Rational Cookery est un recueil de recettes publié pour la première fois en 1830 à Watertown, dans l’État de New York, avant d’être réimprimé à Kingston, en l’Ontario, en 1831 par l’immigrant écossais James Macfarlane. Aujourd’hui, cet ouvrage est considéré comme le premier livre de cuisine canadien en langue anglaise. Ce livre de cuisine historique est un excellent témoignage de la vie quotidienne de nombreux Canadiens au début du XIXe siècle. Bien qu’il soit axé sur le caractère américain de ses « bons plats républicains », il reflète également les différentes cultures à travers sa collection de connaissances alimentaires — notamment les Premières Nations, les Britanniques, les Américains, les Italiens, les Français et les gens du Moyen-Orient. Ainsi, cette collection de recettes reflète les divers peuples qui ont participé à l’élaboration de la première identité culinaire du Canada.

Les connaissances alimentaires fournies dans The Cook Not Mad ont été rassemblées et publiées dans le but d’aider les nouveaux immigrants en Amérique du Nord à s’adapter aux environnements, aux climats et aux ingrédients inconnus qui désormais les entouraient. La plupart des ingrédients présentés sont des viandes sauvages et d’élevage, ainsi que des produits agricoles cultivés localement et originaires d’Amérique du Nord. Parmi ces ingrédients figurent la dinde, la courge, la farine de maïs et les canneberges, qui n’étaient peut-être pas facilement reconnaissables pour de nombreux immigrants européens nouvellement arrivés. Les recettes fournies dans ce livre sont extrêmement utiles pour nous aider à comprendre les cycles saisonniers et l’utilité des produits locaux pour les colons au premier temps de la colonie. Ces recettes auraient également servi d’instructions aux colons sur la manière d’incorporer les ingrédients locaux disponibles aux connaissances alimentaires de leur pays d’origine.

Les nouvelles connaissances nécessaires pour travailler avec ces ingrédients inconnus et pour survivre dans l’environnement hostile du Canada auraient été acquises auprès des peuples autochtones qui entretenaient déjà une relation profonde avec le territoire depuis 10 000 ans. Les connaissances des Premières Nations en matière d’alimentation se retrouvent dans de nombreuses recettes tout au long de ce livre. La recette n° 205, intitulée For Brewing Spruce Beer (Brasser de la bière d’épinette), en est un exemple. Cette recette est le fruit d’une combinaison entre les connaissances en matière d’aliments médicinaux transmises par les peuples des Premières Nations (qui ont aidé les colons à survivre) et les traditions brassicoles européennes importées des terres d’origine des colons.

La transmission de ce savoir autochtone est attestée en 1536, lorsque le colon français Jacques Cartier et son équipage se mouraient du scorbut alors qu’ils hivernent à Stadacona (aujourd’hui la ville de Québec). Ils ont été sauvés par les Haudenosaunee qui leur ont montré comment faire infuser les pointes d’épinette pour préparer un thé médicinal qui les a guéris de leurs maux. On ne peut s’empêcher de relever l’ironie et l’injustice entre les connaissances vitales fournies par les Premières Nations et la trahison et l’enlèvement par Jacques Cartier du chef Donnacona, de ses deux fils et de plusieurs autres Iroquoiens qui seront arrachés de force à leur terre natale pour ne jamais y retourner.

Les arômes de pin caractéristiques de l’épinette lui ont permis de devenir un agent aromatique populaire pour le brassage de la bière dans de nombreuses colonies canadiennes. La bière d’épinette était convoitée pour sa capacité à prévenir le scorbut et était utilisée par la marine britannique comme aliment de base pour les longs voyages en mer. Elle a également été reconnue comme un signe distinctif de l’identité nord-américaine, car elle était moins chère à produire et son profil aromatique était très différent des autres bières européennes. Cette boisson est tombée en disgrâce dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque les cidres et les hydromels ont pris le pas sur les bières. Aujourd’hui, cependant, on assiste à une résurgence de cette bière typiquement nord-américaine, car de nombreuses brasseries artisanales se sont intéressées à sa reproduction.

Réalisation d’une des recettes du livre The Cook Not Mad; Or Rational Cookery pendant le tournage de la vidéo de la Fiducie (indiqué ci-dessous).

L’eau de rose est un autre ingrédient qui apparaît fréquemment dans The Cook Not Mad en tant que produit de transfert culturel. Au XIXe siècle, l’eau de rose était un agent aromatisant populaire utilisé par les premiers Canadiens et Américains dans les produits de boulangerie. L’eau de rose était alors un arôme aussi populaire que la vanille l’est aujourd’hui dans les confiseries. Elle était fabriquée à partir de pétales de rose parfumés infusés dans de l’eau et offrait des notes florales et terreuses.

La présence de l’eau de rose au Canada découle de son identité coloniale anglaise. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’eau de rose était considérée comme un arôme de base traditionnel de la pâtisserie anglaise. L’utilisation culinaire de l’eau de rose a toutefois des racines plus profondes en Perse, remontant au début du Moyen Âge. C’est au cours des croisades, lorsque les soldats anglais ont envahi le Moyen-Orient, qu’ils se sont habitués à cette saveur et ont adapté l’eau de rose au répertoire culinaire anglais. Quelques centaines d’années plus tard, l’eau de rose a voyagé jusqu’en Amérique du Nord, où elle est devenue l’arôme préféré pour les tartes, les tartelettes, les biscuits et les crèmes pâtissières. Ce n’est que dans les années 1840 que la vanille remplacera complètement l’eau de rose dans la plupart des livres de recettes.

La cuisine des premiers temps de l’Amérique du Nord était principalement influencée par la saison et le lieu. La production et la conservation des aliments nécessitaient un travail considérable pour nourrir la famille d’une saison à l’autre, notamment en prévision des rudes mois d’hiver, à une époque où les techniques de conservation des aliments n’en étaient qu’à leurs balbutiements.

En fait, les premières recettes qui apparaissent dans The Cook Not Mad sont des instructions sur la manière de conserver la viande tout au long de l’année, ce que l’on appelait la viande en baril. La viande en baril était essentielle pour les ménages nouvellement établis qui n’étaient pas en mesure d’élever suffisamment de bétail pour se nourrir. Elle était difficile à cuisiner et n’était pas considérée comme très savoureuse. Cependant, la plupart des immigrants en Amérique du Nord incorporaient des viandes en baril dans la plupart de leurs repas, quelle que soit leur position socio-économique. Les habitants aisés de Toronto consommaient un mélange de porcs locaux et de porcs élevés aux États-Unis, tandis que la quasi-totalité des ménages ruraux de statut inférieur n’utilisait que du porc élevé localement, dont le goût et la qualité étaient jugés inférieurs à ceux du porc américain nourri au maïs. Entre le milieu des années 1800 et le début des années 1900, les conserves de viande de porc sont devenues un produit d’exportation canadien important. L’une des premières et des plus grandes installations de transformation de la viande de porc, la William Davies Company, était située à Toronto. Cette industrie florissante a participé à modeler l’identité de la ville, car des rangées et des rangées d’enclos à cochons s’alignaient devant l’usine de transformation. Cet aspect, ainsi que la qualité des produits à base de porc salé, a valu à Toronto le surnom de Hog Town (ville des porcs).

Les recettes présentées dans le livre The Cook Not Mad; Or Rational Cookery paraissent certes brèves et éparses (certaines font à peine quatre phrases). Mais, si on les examine de plus près, les modes alimentaires qu’elles contiennent peuvent révéler d’innombrables interprétations de la façon dont les anciens peuples du Canada interagissaient les uns avec les autres, ainsi qu’avec leur environnement et les ingrédients dont ils disposaient. Ces recettes témoignent également de la manière dont les connaissances et les traditions alimentaires se déplacent, se transforment et se combinent afin de transformer ce qui n’est pas familier en quelque chose de nourrissant qui fortifie nos identités collectives et notre survie.

Aujourd’hui, ce livre a été réimprimé et ses recettes ont été réinterprétées pour être utilisées par un public moderne. Ces recettes constituent à la fois des archives historiques des anciennes traditions culinaires qui les ont inspirées et marquent en même temps les débuts d’une cuisine naissante, désormais liée à une époque et à un lieu nouveaux.