Partager:

À la veille de la guerre : l’Ontario en 1914

J.E. Sampson. Collection d’affiches de guerre des Archives publiques de l’Ontario [entre 1914 et 1918]. (Archives publiques de l’Ontario, C 233-2-1-0-296).

Le patrimoine militaire, La communauté

Date de publication : févr. 14, 2014

Photo : J.E. Sampson. Collection d’affiches de guerre des Archives publiques de l’Ontario [entre 1914 et 1918]. (Archives publiques de l’Ontario, C 233-2-1-0-296).

À quoi ressemblait la vie des Ontariennes et des Ontariens au cours des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale? Comment vivait-on avant cette guerre qui a vu des hommes quitter familles et amis pour combattre outre-mer – et, pour beaucoup d’entre eux, ne jamais en revenir, ou alors profondément changés? Avant cette guerre qui a fait des femmes des personnes à part entière tout en privant pourtant de nombreux immigrants de leurs droits de la personne les plus fondamentaux? Avant cette guerre qui a défini une génération et a contribué au façonnement de l’esprit national canadien naissant?

En 1914, l’Ontario est une puissance économique et un moteur politique du Canada. Sa géographie physique se découpe entre l’« ancien » et le « nouveau » – l’ancien Ontario faisant référence aux régions colonisées au XVIIIe et au XIXe siècle, principalement situées dans le Centre-Sud de la province, et le Nouvel-Ontario correspondant aux régions du Nord récemment rattachées à la province (en 1912) et/ou ouvertes à la colonisation à la fin du XIXe et au début du XXe siècle grâce à la construction de lignes ferroviaires, à la navigation et à la concession de lots de colonisation. Cette expansion donne ainsi naissance à un réseau de communication et d’activité commerciale reliant l’« ancien » et le « nouveau ».

L’immigration en Ontario s’est produite par vagues venues de Grande-Bretagne, des États-Unis, d’Europe et d’ailleurs. Des communautés d’Italiens et d’autres immigrants non britanniques vivent à Toronto, les Allemands à Berlin (qui sera rebaptisée Kitchener pendant la guerre), les Français et les Scandinaves au Nord, tandis que les Autochtones vivent pour la plupart dans des réserves. Pourtant, d’un point de vue culturel, l’Ontario d’avant-guerre est principalement britannique, 75 pour cent de la population se considérant d’origine britannique. Il est intéressant de noter que 75 pour cent de ces personnes sont, en réalité, nées au Canada.

Le premier ministre conservateur de l’époque, James Pliny Whitney, quoique généralement connu pour ses politiques d’avant-garde, n’est pas aussi progressiste en matière de tolérance linguistique et religieuse. Il déclare l’Ontario « province anglophone », marginalisant par là même les Ontariennes et les Ontariens francophones. En raison des conditions de scolarisation dans la vallée de l’Outaouais et dans le Nord-Est de l’Ontario, Whitney introduit le Règlement 17 en 1912, qui limite l’enseignement du français dans les établissements scolaires. La montée des protestations force le gouvernement à modérer sa politique et, en 1927, les écoles bilingues sont officiellement reconnues.

Élu en 1905, après toute une génération de gouvernements libéraux, Whitney renforce la position conservatrice chez les électeurs urbains en mettant en place un financement destiné à l’Université de Toronto, libérant ainsi cette dernière du contrôle direct du gouvernement. Il instaure aussi la Workmen’s Compensation Act en 1914, pour que les accidentés du travail bénéficient d’une indemnisation automatique du gouvernement. Après Whitney, qui décède en 1914, William Hearst occupe les fonctions de premier ministre pendant cinq ans avant d’être renversé par les United Farmers of Ontario.

Pendant cette période d’avant-guerre, le contrôle des services publics constitue un enjeu politique et économique majeur en Ontario. Whitney œuvre pour évincer les municipalités du contrôle des installations de gaz, d’eau ainsi que d’électricité et d’éclairage, et pour placer ce contrôle entre les mains de la province, en créant pour cela Ontario Hydro en 1908. Sa démarche vise à assurer à l’Ontario une fourniture énergétique bon marché étatisée qui, pour sa part, constituera une possibilité de croissance pour les affaires et l’industrie de la province.

Le changement technologique stimule l’investissement de capitaux au Canada, propulsant ainsi l’économie ontarienne vers de nouveaux sommets et une plus grande diversification. Toutefois, le développement de projets hydroélectriques privés dans le Nord suite à la signature du Traité Neuf en 1905-1906 n’est pas sans violer les droits des peuples autochtones.

L’essor de l’économie ontarienne avant la Première Guerre mondiale entraîne la croissance des industries agricole, forestière et de première transformation, donnant ainsi naissance à de nouvelles industries du secteur minier et de la seconde transformation, comme celles du fer et de l’acier. En 1911, ces nouvelles industries emploient dans les villes de la province un plus grand nombre de travailleurs que n’importe quel autre secteur. La croissance attire population et capitaux, et l’immigration au Canada augmente, en particulier en Ontario. La production manufacturière grimpe également, ce qui conduit les travailleurs des zones rurales à migrer vers les villes pour y trouver du travail. En 1914, la plupart des Ontariennes et des Ontariens vivent à la ville et occupent des emplois du secteur manufacturier plutôt que du secteur agricole ou primaire.

En 1913, l’Ontario connaît une sévère dépression qui vient interrompre cette période de prospérité, mais la guerre outre-mer permet une amorce rapide de reprise. Entre 1916 et 1918, le Canada génère plus d’un milliard de dollars en contrats de fabrication de matériel de guerre, l’Ontario en représentant 60 pour cent à lui seul. La production industrielle se concentre à Toronto et dans le Centre-Sud de la province, qui attirent des migrants des régions environnantes venant travailler dans ces industries. La croissance de l’économie entraîne aussi l’augmentation du nombre d’avocats, de cadres moyens et de commis. Le gouvernement étend sa portée et devient plus interventionniste, en particulier en matière d’énergie hydroélectrique, comme nous l’avons vu. Le Centre-Sud de l’Ontario devient le plus grand marché de consommation de la province. Les grands magasins voient le jour et les activités de loisirs se développent. Ainsi, si Toronto compte cinq nickelodéons, théâtres de variétés, saloons et dancings en 1900, elle en dénombre 112 en 1915.

Les femmes sont confrontées à la discrimination sur leur lieu de travail et dans la société, se voyant refuser l’exercice de leur droit de la personne le plus fondamental – le droit de vote. Pour de nombreuses jeunes femmes des campagnes, déménager à la ville bouscule leurs habitudes de la vie rurale et leurs mœurs sociales. À l’époque, on considère que le service domestique est l’emploi qui convient aux jeunes femmes. Ailleurs, les travailleuses sont les dernières engagées et les premières licenciées; elles sont aussi moins rémunérées que leurs homologues masculins.

Les femmes de la province se défendent contre la discrimination et expriment leur identité de plusieurs manières. Le Women’s Institute, qui se développera au point de compter 900 filiales en 1919, s’attache surtout à apporter aux femmes un soutien social et communautaire en vue d’améliorer leur vie familiale. Le mouvement pour le droit de vote des femmes s’élargit pour définir et défendre les droits des femmes. Au travail, celles-ci luttent contre les bas salaires, les mauvaises conditions et les longues heures de travail. En 1917, elles se voient enfin accorder le droit de vote, qu’elles pourront exercer pour la première fois en octobre 1919.

Suite à l’essor des syndicats à la fin du XIXe siècle en Ontario, les gouvernements s’attèlent à la définition d’un niveau de vie minimum – en d’autres termes, ils établissent le budget nécessaire à l’entretien d’une famille de cinq personnes dans des conditions dignes et décentes. Toutefois, la plupart des salaires restent en deçà de cette référence. Aux alentours de la guerre, le salaire moyen d’un homme adulte n’atteint pas 75 pour cent du montant recommandé.

À force d’évolutions lentes mais positives au sein de la population active, ce nouveau niveau de vie commence malgré tout à se profiler. Un changement progressif s’opère et l’on passe d’emplois mal payés à des emplois mieux rémunérés. Le nombre d’heures de travail diminue peu à peu lui aussi : de six jours par semaine à raison de dix heures par jour, on passe à neuf heures par jour en semaine et seulement une demi-journée travaillée le samedi. Les entreprises font également montre d’une sensibilité croissante au lien entre l’épuisement des travailleurs, le moral de ces derniers sur le lieu de travail et leur productivité. La guerre incite également à l’amélioration des mesures de sécurité et des conditions offertes sur le lieu de travail, comme l’amélioration de la ventilation et – sous l’effet de la défense et de la réforme des relations ouvrières en temps de guerre – la mise en place de coins-repas, de déjeuners à prix coûtant, de régimes de retraite, et même d’équipes de sport parrainées par les entreprises.

Malheureusement, la santé publique en Ontario progresse peu entre le XIXe siècle et la première décennie du XXe siècle. Les taudis se multiplient et la mortalité infantile atteint 180 décès pour 1 000 naissances vivantes en 1909 – soit le double du taux enregistré à Rochester, ville américaine de l’État de New York de taille comparable (le taux de l’époque est aussi 37 fois supérieur à celui de l’Ontario d’aujourd’hui). Parmi les principales causes à l’origine de ces taux de mortalité infantile épouvantablement élevés figurent les eaux usées. Toronto, pour ne citer qu’elle, déverse encore ses eaux d’égout brutes dans son port et réinjecte de l’eau non traitée dans le réseau d’aqueduc de la ville. Face à cela, la ville entreprend de filtrer et de chlorer l’eau, et instaure des mesures supplémentaires. En 1910, les égouts de Toronto ne contaminent plus l’eau potable.

À la même époque, d’autres mesures de santé publique ainsi que la médecine préventive font l’objet d’une attention accrue. On s’intéresse tout particulièrement au rapport entre l’assainissement, le lait et la mortalité infantile. Aussi les inspecteurs analysent-ils désormais le lait et jettent tout ce qui s’avère souillé. À partir de 1913, Toronto exige que le lait soit pasteurisé. En conséquence, la mortalité infantile chute considérablement en l’espace de cinq ans. En 1912, Toronto tente également de moderniser son parc de logements en ordonnant la fermeture des taudis et en essayant d’éliminer les latrines extérieures, en dépit du coût élevé des installations de plomberie intérieures – que la plupart des travailleurs ne peuvent pas se permettre.

Malgré ses difficultés, l’Ontario connaît bien une réforme sociale. De nouveaux réformateurs religieux – le mouvement « Social Gospel » – affirment que la pauvreté, les bas salaires, le chômage, les logements surpeuplés et la mauvaise santé publique des villes favorisent des taux de mortalité élevés ainsi que les maladies. Les missions « Social Gospel » entreprennent de proposer des services, qui constitueront par la suite la base du système de bien-être social en Ontario. Par ailleurs, de nouveaux organismes de secours voient le jour, à l’image de la Young Men’s and Young Women’s Christian Association (Union chrétienne de jeunes gens), pour offrir des activités récréatives sociales aux jeunes, des repas bon marché aux pauvres, et des cours où l’on enseigne les aptitudes à la vie quotidienne et les compétences en milieu de travail. Le mouvement « Social Gospel » œuvre également à l’éradication de l’ivresse publique, à la réduction de la criminalité et, de manière générale, à l’amélioration des conditions sociales des pauvres. Ses membres prônent tour à tour une consommation d’alcool modérée, l’abstinence, puis l’interdiction de l’alcool. À l’approche de la Première Guerre mondiale, la prohibition est un point important du programme de réforme et une question de premier plan dans le contexte des élections provinciales, conduisant à l’adoption de la loi sur la tempérance (Temperance Act) en 1916, au cours du mandat du premier ministre Hearst.

À la veille de la guerre, l’Ontario est une province pleine de confiance et de force. Pour beaucoup, c’est un lieu de résidence qui offre prospérité, stabilité et possibilités. Mais pour d’autres, il n’en est pas de même. Avant la guerre, la province et ses peuples font face à de nombreux défis qu’ils parviennent à relever. Ce sont ces défis qui, d’une certaine manière, définiront de plus en plus la compréhension que les Ontariennes et les Ontariens ont d’eux-mêmes et de leur société. Ce sont aussi ces défis qui poseront les bases sociales de l’expérience ontarienne pendant la guerre imminente et qui prépareront le terrain pour les changements qui s’ensuivront.

Les valeurs rurales constituaient un facteur important dans les élections provinciales de 1914. Batteuse avec moteur à vapeur [v. 1914] (Archives publiques de l’Ontario, C 224-0-0-34).

Photo: Les valeurs rurales constituaient un facteur important dans les élections provinciales de 1914. Batteuse avec moteur à vapeur [v. 1914] (Archives publiques de l’Ontario, C 224-0-0-34).

L’industrie sidérurgique ontarienne s’est développée rapidement durant les années de pré-guerre. L’usine de Canadian Steel Foundries prise de l’autre côté du canal Welland [entre 1913 et 1918] (Archives publiques de l’Ontario, C 190-4-0-0-7).

Photo: L’industrie sidérurgique ontarienne s’est développée rapidement durant les années de pré-guerre. L’usine de Canadian Steel Foundries prise de l’autre côté du canal Welland [entre 1913 et 1918] (Archives publiques de l’Ontario, C 190-4-0-0-7).

Machines à fileter à la fraise, fusée à impact britannique no 101, Russell Motor Car Co. Ltd., Toronto. v. 1917. Canada. Ministère de la Défense nationale/Bibliothèque et Archives Canada/PA-024638.

Photo: Machines à fileter à la fraise, fusée à impact britannique no 101, Russell Motor Car Co. Ltd., Toronto. v. 1917. Canada. Ministère de la Défense nationale/Bibliothèque et Archives Canada/PA-024638.

Une maison condamnée au 149, rue Elizabeth, à Toronto (vue arrière), le 28 septembre 1917. Archives de la ville de Toronto (fonds 200, série 372, sous-série 32, pièce 505).

Photo: Une maison condamnée au 149, rue Elizabeth, à Toronto (vue arrière), le 28 septembre 1917. Archives de la ville de Toronto (fonds 200, série 372, sous-série 32, pièce 505).