Partager:

Se rassembler

Festin après la corvée de piquage de courtepointe chez Mme Burts dans le canton d’Erin, en 1915. (Ph 10312,  Musée et archives du comté de Wellington)

Par

Catharine A. Wilson

La communauté, Les paysages culturels

Date de publication :12 oct. 2012

Photo : Festin après la corvée de piquage de courtepointe chez Mme Burts dans le canton d’Erin, en 1915. (Ph 10312, Musée et archives du comté de Wellington

Les rapports de voisinage ont toujours fait partie du riche patrimoine agricole de l’Ontario.

Beaucoup d’aspects du paysage rural d’aujourd’hui sont le fruit d’une collaboration entre voisins pour défricher les champs, construire des granges et récolter les cultures, lors de réunions appelées corvées.

Comme les abeilles d’une ruche, tout le monde a alors l’habitude de se réunir pour effectuer des tâches dans la ferme d’un voisin, le bénéficiaire étant ensuite tenu d’offrir un jour de travail aux participants. Essentielles à la création d’exploitations dans l’Ontario des années 1800, ces corvées se maintiennent dans les pratiques liées aux récoltes jusque dans les années 1960. De nos jours, nombreux sont ceux qui se rappellent l’arrivée des batteuses, le bourdonnement des lourdes machines dans la cour de la ferme et les tables croulant sous la nourriture à l’heure du dîner.

Au temps des pionniers, réunir ses voisins est une stratégie de survie et de réussite, car la plupart des familles ne possèdent pas toute la main d’œuvre ou l’éventail des compétences nécessaires à l’établissement d’une ferme à partir d’une forêt, sachant qu’il est coûteux d’engager des aides. Les journaux d’exploitation montrent que ces corvées sont une manière pratique de redistribuer le travail entre les familles jouissant d’un surplus de jeunes bras et celles qui en manquent, et de concentrer l’activité au moment nécessaire.

Chargement de la paille destinée à la batteuse dans le comté de Wellington, vers 1900. (Ph 7436, Musée et archives du comté de Wellington)

On fait alors appel aux voisins et à leurs bœufs pour déplacer et charger les lourds troncs d’arbres empilés puis brûlés pour dégager des champs, ou soulevés pour ériger des maisons ou des granges. En combinant leurs forces – et du whisky – vingt hommes peuvent abattre cinq acres en une journée. Seize hommes vigoureux travaillant de concert au son du « ho hisse! » du meneur peuvent construire une maison en rondins en une après-midi, tandis que douze femmes sont capables de piquer une courtepointe dans le même délai.

Dans les années 1870, les granges en rondins sont remplacées par de grands bâtiments à charpente que nous voyons tristement tomber en ruine aujourd’hui. L’érection d’une grange à charpente est un événement d’envergure, anticipé par la communauté et souvent signalé dans le journal local. L’opération nécessite 60 à 140 hommes pour soulever les portiques. Comme il n’est pas possible d’offrir un jour de travail à chaque participant, l’hôtesse prépare un somptueux festin composé de viande de premier choix, de légumes du potager et de quantités de tartes, souvent suivi de compétitions ludiques et d’un bal dans le nouvel édifice.

La saison des récoltes, période fébrile pendant laquelle les besoins de main-d’œuvre sont les plus importants, est une autre occasion de réunir le voisinage. Ces corvées servent à faire les foins, battre le grain, teiller le lin et remplir les silos. Les nouveaux outils comme les batteuses à vapeur, les presses à foin, les broyeurs à maïs ou les tronçonneuses appartiennent parfois à un seul agriculteur qui apporte son équipement tour à tour dans les fermes voisines, quand les hommes s’y réunissent pour apporter de l’aide. Certaines tâches sont si abrutissantes et longues qu’il est plus agréable de rassembler des familles entières, notamment les jeunes en âge de se marier, pour écosser les petits pois, effeuiller les épis de maïs ou éplucher les pommes. Ces événements sont animés par des jeux mettant en scène baisers et séduction. On peut par exemple peler une pomme en une seule épluchure que l’on jette ensuite par-dessus son épaule : la lettre qu’elle forme en retombant au sol indique le prénom de la personne promise.

Des corvées inhabituelles sont parfois organisées. Dans les campagnes proches de Hamilton, on se retrouve dans les années 1830 pour débarrasser les champs des serpents à sonnette. C’est aussi le cas pour s’occuper du fumier, rapiécer les tapis ou poser du papier peint. Les voisins se réunissent également en cas d’urgence ou de malheur. Quand une grange est foudroyée ou un fermier se casse la jambe et ne peut pas récolter ses pommes de terre, les voisins se rassemblent pour effectuer les besognes. À une époque où les compagnies d’assurance n’existent pas, il est ainsi rassurant de savoir qu’on fait partie d’un réseau de voisinage et qu’il est possible de demander une faveur en cas de problème.

Bien que les voisins ne comptent plus autant les uns sur les autres, la vie rurale est toujours marquée par l’esprit des corvées d’antan. La population rurale sait que les voisins sont une ressource, qu’elle peut échanger de l’équipement et des compétences, et mettre en commun le travail pour réduire ses dépenses ou amortir les coups durs. Les agriculteurs ont plaisir à collaborer pour améliorer les installations communautaires, et sont rassurés quand ils connaissent suffisamment bien leurs voisins pour pouvoir leur demander de l’aide. Les récits de corvées abondent dans les livres et les musées consacrés aux histoires locales. Les collectivités peuvent y trouver un témoignage de leur patrimoine rural et des leçons de viabilité sociale qui font encore écho aujourd’hui.