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Perspectives : Le centenaire du théâtre Elgin

Le théâtre Elgin (Photo : John Allman)

Les bâtiments et l'architecture, Les arts et la créativité

Date de publication : sept. 06, 2013

Photo : Le théâtre Elgin (Photo : John Allman)

Rétrospective par Wayne Kelly

En 1912, lorsque Marcus Loew, entrepreneur dans le secteur du théâtre, implante sa société, Loew’s Theatrical Enterprises, à Toronto, il imagine un « mécanisme lucratif complexe », un théâtre à salles superposées conçu, décoré et équipé pour faire du profit en proposant des films et des pièces de vaudeville. Les spectacles de vaudeville (des chansons, danses, numéros de gymnastique et de ventriloques, farces et dramatiques populaires de 10 à 15 minutes) se succèdent sans discontinuer dans la salle du bas. Dans celle du haut, le même spectacle est présenté une fois par soir à des spectateurs ayant réservé leurs places à un tarif plus élevé, ce qui permet en théorie de faire venir deux auditoires à chaque spectacle et de doubler ainsi les recettes.

Pour réaliser son rêve, Marcus Loew fait l’acquisition d’une propriété dans le quartier des théâtres, entre les rues Yonge et Victoria, au nord de la rue Queen, et s’assure le concours de l’éminent architecte Thomas White Lamb, spécialisé dans les théâtres, pour concevoir son joyau canadien. Les théâtres Loew de la rue Yonge et Winter Garden constituent le 48e projet de théâtre conçu par Thomas Lamb ainsi que le premier théâtre à salles superposées du Canada.

Se distinguant par ses somptueux intérieurs, l’architecture classique de ces théâtres est caractéristique des scènes de vaudeville. La salle du bas (le théâtre de la rue Yonge), réputée pour « ses couleurs chaudes et son confort », est décorée dans le style Renaissance française moderne, avec dorure, similimarbre, damas rouge et gypserie ornementale en forme de guirlandes de vignes, de rubans et d’instruments de musique. Le théâtre Winter Garden, inspiré par la tradition européenne des théâtres sur les toits, est enchanteur. Ses murs sont ornés de murales jardinières. Des branches et feuilles de hêtre sont suspendues au plafond, illuminées par une lumière scintillant de toutes les couleurs et surplombées d’une lune flottant paisiblement dont on dit que « les rayons inondent l’ensemble de ce féérique tableau. »

Les salles du bas et du haut ouvrent respectivement le 15 décembre 1913 et le 16 février 1914. Elles proposent toutes deux des pièces de vaudeville et des films muets jusqu’en 1928, lorsque le théâtre Winter Garden ferme ses portes et le théâtre Loew de la rue Yonge passe des spectacles précités aux films parlants, connaissant son apogée durant l’âge d’or du cinéma. Tout au long de son existence, le théâtre est témoin de périodes importantes de l’histoire canadienne et accueille une grande variété de spectateurs et d’habitants de Toronto au fil du temps, de la Première Guerre mondiale et la Crise de 1929 à la Deuxième Guerre mondiale et l’essor économique d’après-guerre.

Suite à la fermeture de la salle du bas en 1981, la Fiducie du patrimoine ontarien se porte acquéreur du bâtiment, avant de le restaurer et de le moderniser. Les théâtres Elgin et Winter Garden sont classés lieux historiques nationaux en 1982, le complexe à salles superposées se voyant reconnaître d’importance provinciale et nationale en raison de son architecture. Il s’agit de l’un des rares théâtres encore existants conçus par Thomas Lamb et construits pendant une période expérimentale de l’histoire de l’architecture théâtrale. Son aménagement associe le théâtre jardinier sur les toits du XIXe siècle au temple du cinéma du XXe siècle, symbolisant la transition des spectacles de vaudeville aux films parlants. Aujourd’hui, le Centre des salles de théâtre Elgin et Winter Garden est le dernier vestige du genre encore en activité.

À l’extérieur du théâtre Loew de la rue Yonge dans les années 1920

Photo: À l’extérieur du théâtre Loew de la rue Yonge dans les années 1920

Des événements populaires tels que l’Allée des célébrités canadiennes envahissent la rue Yonge. Photo en cartouche : À l’extérieur du théâtre Loew de la rue Yonge dans les années 1920. (Photo : Archives de la Commission de transport de Toronto)

Photo: Des événements populaires tels que l’Allée des célébrités canadiennes envahissent la rue Yonge. Photo en cartouche : À l’extérieur du théâtre Loew de la rue Yonge dans les années 1920. (Photo : Archives de la Commission de transport de Toronto)

Retour en grande pompe : le théâtre Loew de la rue Yonge réinventé par Romas Bubelis

L’automne 1989 est une période remarquable pour la communauté du théâtre de Toronto. Les ambitieux projets de restauration des théâtres Elgin, Winter Garden et Pantages ont été réalisés, et ces salles historiques jusqu’alors en sommeil ouvrent une nouvelle fois leurs portes au public. Avec le vénérable Massey Hall, cet ensemble de lieux de représentation est collectivement connu sous le nom de quartier des théâtres de Toronto. C’est dans ce contexte qu’a été conçu le Centre des salles de théâtre Elgin et Winter Garden (EWG) rénové.

En 1981, lorsque la Fiducie du patrimoine ontarien intervient et fait l’acquisition du théâtre, le théâtre Winter Garden est à l’abandon depuis plus de 50 ans et le théâtre Elgin vient de fermer, laissant un immeuble vacant sur lequel la menace pèse. Mais la Fiducie a un plan : revitaliser le complexe en en faisant une ressource patrimoniale, culturelle et économique commercialement viable pour les arts du spectacle, en vue d’appuyer l’industrie ontarienne locale du théâtre commercial, qui est en plein essor.

La conception intrinsèque de l’EWG représente des défis. Les théâtres à salles superposées étaient essentiellement des temples du vaudeville taillés pour accueillir des représentations en continu, sans entractes. Lors de sa conception en 1913, il n’avait pas été jugé nécessaire de doter le bâtiment de halls spacieux, de toilettes ou d’autres commodités. Le grand escalier menant à la salle du haut, en dépit de sa splendeur, constitue une source d’inquiétudes relatives au confort et à la sécurité des clients. À l’arrière, une vieille tour d’escaliers s’élevant à 62 pieds (19 mètres) livre accès à un dédale de 23 petites loges prévues pour des acteurs se hâtant entre deux spectacles simultanés. En somme, l’infrastructure de base que nécessite la production théâtrale moderne fait défaut au théâtre historique, malgré l’opulence de ses espaces avant.

L’architecte du projet, Mandel Sprachman, apporte les commodités requises en incorporant les « halls en cascade », un ensemble de nouveaux étages en terrasse interconnectés et équipés d’escaliers mécaniques et classiques, s’élevant comme des marches au-dessus du hall de la rue Yonge et reliant les différents niveaux des deux salles de théâtre : fosse d’orchestre, balcons et mezzanines. Un nouvel agrandissement de huit étages attenant aux cintres du théâtre est construit, abritant des espaces de production, de chargement, de répétition et des loges modernes. Des zones administratives et de détente supplémentaires sont ménagées en creusant un sous-sol partiel.

La restauration de l’intérieur des deux théâtres constitue l’aspect le plus visible et le plus attendu du projet. Le théâtre Elgin a subi d’importantes modifications au cours de ses dernières années d’exploitation en tant que cinéma. L’arc de scène a été détruit pour accueillir un écran plus large et les loges d’opéra ont disparu. Avec les dessins architecturaux originels et des photographies d’archives comme points de référence, l’intérieur du théâtre Elgin, avec ses surfaces de plâtre ornemental doré, ses revêtements muraux de damas rouge et ses éléments en similimarbre, est méticuleusement restauré ou reconstruit.

À l’opposé, le théâtre Winter Garden est resté une capsule témoin virtuelle depuis sa fermeture en 1927. Son intérieur unique en son genre composé de murales scénographiques jardinières n’a besoin que d’un nettoyage et de quelques retouches. Le plafond de feuilles suspendues muni de lanterneaux est reproduit à l’aide de hêtres locaux et les sièges de théâtre manquants sont remplacés. L’alliance de compétences professionnelles rares nécessaire pour accomplir cette tâche a relancé l’intérêt pour des arts décoratifs architecturaux depuis longtemps oubliés.

La réinvention et la restauration de l’EWG ont constitué le plus vaste projet du genre au Canada. Ce centre reste encore aujourd’hui un symbole exceptionnel du patrimoine théâtral ontarien.

À l’intérieur du théâtre Winter Garden (Photo : Josh McSweeney)

À l’intérieur du théâtre Winter Garden (Photo : Josh McSweeney)

Nouvelle donne : les théâtres Loew de la rue Yonge et Winter Garden revisités par Brett Randall

Julius Bernstein, l’un des premiers directeurs généraux des théâtres Loew de la rue Yonge et Winter Garden, verrait à la fois des différences et des similitudes entre l’actuel Centre des salles de théâtre Elgin et Winter Garden et le majestueux édifice qu’il administrait en 1913. Pendant plus de 30 ans, Julius Bernstein a supervisé la transition des théâtres d’une salle de vaudeville populiste vers un cinéma ayant projeté en exclusivité des films tels qu’Autant en emporte le vent, et ce, entièrement en couleur, en Cinémascope et avec un son multicanaux.

Même si l’établissement dirigé par Julius Bernstein a en grande partie été restauré, il serait néanmoins indubitablement impressionné par ce que l’on y trouve aujourd’hui : sièges recouverts de velours ménageant un espace confortable pour les jambes, lignes de visibilité plus dégagées, commodités pour l’auditoire améliorées et installations de soutien à la production dont les artistes et techniciens de son temps ne pouvaient que rêver. Bien que l’aspect technique des représentations théâtrales soit en majorité automatisé, les auditoires n’ont que très peu changé. Les spectateurs retiennent toujours leur souffle au fond de leurs sièges lorsqu’un acteur disparaît « comme par magie » par une trappe sous la scène, avant de réapparaître plus tard sous forme de spectre à grand renfort de fumée et de miroirs, exactement comme en 1913. Et, à vrai dire, exactement comme dans les théâtres de toutes les époques.

La Fiducie du patrimoine ontarien ne s’est pas contentée de restaurer avec succès la vision de Marcus Loew et Thomas Lamb en 1913, elle a également adapté les théâtres afin qu’ils répondent aux besoins et aux attentes des auditoires actuels. Chacun d’entre eux se classe facilement parmi les salles de spectacle torontoises de taille intermédiaire, le théâtre Elgin étant assez vaste pour accueillir des comédies musicales grandeur nature et le théâtre Winter Garden, bien que légèrement plus petit, reste suffisamment grand pour servir de tremplin aux talents émergents.

Aujourd’hui, le théâtre Elgin est considéré aussi bien par le public que par les artistes comme l’une des meilleures salles d’Amérique du Nord. Son ambiance permet à l’auditoire d’apprécier le talent théâtral sous son meilleur jour. Où d’autre la troupe d’Opera Atelier pourrait-elle remporter un tel succès et accumuler les louanges pour ses brillantes productions d’opéra baroque? Ou Ross Petty présenter ses populaires comédies musicales familiales depuis près de 20 ans? Ou le mythique Christopher Plummer incarner de façon si convaincante la légende du passé John Barrymore? Les inconditionnels du Festival international du film de Toronto (TIFF) aussi reviennent chaque année passer 10 jours au Centre des salles de théâtre Elgin et Winter Garden, que l’on tient pour l’un des meilleurs sites du TIFF.

Surplombant le théâtre Elgin, le théâtre Winter Garden s’est révélé comme l’une des meilleures salles de concert torontoises de taille moyenne pour le jazz, le blues, la nouvelle musique et le monologue comique du fait de sa superbe acoustique. Lui aussi est devenu un point de chute du TIFF, suite à l’installation d’un nouveau système de son multicanaux. Il aura fallu presque 100 ans, mais les films parlants ont finalement fait leur entrée au Winter Garden!

Si Julius Bernstein, Marcus Loew et Thomas Lamb franchissaient l’entrée de la rue Yonge aujourd’hui, ils se sentiraient immédiatement comme chez eux. La merveille qu’ils ont créée et dirigée enchante toujours autant ses auditoires que les spectacles qu’ils viennent y voir, et continue de compter parmi ces expériences sans pareilles qui maintiennent le théâtre en vie.

Le hall Davies Takacs accueille les visiteurs au sein de ce magnifique centre théâtral

Le hall Davies Takacs accueille les visiteurs au sein de ce magnifique centre théâtral

Vivement le siècle prochain! par Beth Hanna

Traversez avec moi le hall du Centre des salles de théâtre Elgin et Winter Garden. Éprouvez la fébrilité que l’on ressent en arpentant l’entrée flanquée de miroirs et de colonnes. Pour ma part, il naît en moi un sentiment grandissant d’émerveillement de me trouver dans un lieu spécial.

Nous franchissons les portes en vitrail en direction des salles ellesmêmes. Nous pouvons continuer tout droit jusqu’au magnifique théâtre Elgin, regorgeant de motifs classiques, de riches finitions dorées et de scagliola imitant le marbre. Ou gravir les sept étages menant au Winter Garden, théâtre d’ambiance parsemé de vignes rampantes, de feuilles de hêtre et de murales jardinières peintes à la main.

Nous prenons place, conscients des autres spectateurs qui nous entourent, afin de partager cette expérience de théâtre de participation. Le rideau se lève et la magie opère. Cette relation intime entre l’auditoire, l’interprète et la scène est absente de la plupart des formes d’art. Et c’est ainsi depuis 100 ans.

Mais quid des 100 prochaines années? Comment veiller à ce que cette expérience perdure au XXIe siècle, ère des médias numériques et de la télévision-vérité? En liant le public non seulement à la scène, mais au bâtiment lui-même. Conserver ce lieu historique national signifie davantage que sauvegarder l’édifice et ses caractéristiques architecturales, même si la bonne intendance représente une composante essentielle du rôle de la Fiducie du patrimoine ontarien. Il s’agit du dernier théâtre à salles superposées en activité dans le monde, c’est-à-dire un pan important de notre identité culturelle en tant que ville, province et nation.

Conserver les théâtres consiste également à raconter l’histoire de leur création, l’histoire des artistes et des auditoires qui se sont rassemblés au fil du temps. Ils sont inextricablement liés à d’autres lieux de représentation, tels que le Massey Hall, et font partie intégrante de la mémoire vive et de la culture de notre collectivité. Les conserver revient à faire part de notre vision commune des raisons pour lesquelles ils sont appréciés et protégés, de la manière dont ils enrichissent le paysage urbain, et du rôle unique qu’ils jouent en inspirant les artistes.

Comment donner au public de nouvelles possibilités innovantes d’interagir avec le lieu, l’occasion de faire l’expérience du théâtre intégré, et de mieux comprendre comment ils ont l’un comme l’autre évolué au gré du temps? Compte tenu du fait que le centre se trouve dans l’une des rues les plus fourmillantes du Canada et compte 65 000 pieds carrés (6 039 mètres carrés) d’espace de programmation, comment imaginer de nouvelles façons d’ouvrir les portes à des auditoires plus diversifiés? Notre quartier de la rue Yonge est en pleine mutation, les logements se fondant dans le paysage commercial et universitaire, le centre théâtral muant en conséquence.

Depuis de nombreuses années, les bénévoles des théâtres Elgin et Winter Garden proposent des visites bihebdomadaires, levant le voile sur le monde des coulisses. Grâce à la générosité de RBC Fondation et à des partenariats avec les universités Ryerson et de l’ÉADO, les théâtres Elgin et Winter Garden, outre la scène et l’écran, hébergeront un espace d’exposition présentant le travail de visualistes émergents. Des collaborations similaires sont en cours d’examen et apporteront un supplément d’animation à la célébration et à l’interprétation du site, pour en faire un pôle dynamique axé sur les arts, la culture et l’accueil.

Ces théâtres pleins de vie rendent le passé tangible, pertinent et intelligible, ce qui en fait des cadres véritablement stimulants pour la musique, le théâtre, la danse et le cinéma, pour les arts visuels et toute forme d’expression culturelle. Alors venez, faites le tour et restez un instant. La magie vous attend.